Mamadou Alimou SOW

Amadou Boukariou Baldé, chronique d’une mort annoncée

Boukariou (©Facebook)

Vendredi 7 juin 2019, j’ai pris place aux côtés des journalistes à la Maison de la presse de Guinée dans une salle comble. En face, derrière un mur d’enregistreurs, de micros et de caméras, Mamadou Mouctar Baldé, le père d’Amadou Boukariou Baldé, entouré de plusieurs proches. Au fond de la salle, quelques femmes membres de la famille sont assises en silence, le regard triste et fuyant, les yeux embués.

Ils sont tous là pour parler de leur fils au passé, un terrible butin entre les mains : le rapport du médecin légiste qui a autopsié le corps d’Amadou. Cause du décès selon le spécialiste : « traumatisme cranio-encéphalique avec engament bulbaire et arrêt respiratoire ». Derrière le jargon impénétrable du médecin se dresse une terrible vérité. Le jeune homme a été tué atrocement, à coups d’objets contondants.

Amadou Boukariou Baldé, 21 ans, est mort le vendredi 31 mai 2019 à l’hôpital régional de Labé. Il était inscrit en licence d’informatique à l’Université de Labé où, dans la journée, une montée de tension entre étudiants et enseignants a tournée à l’affrontement. De son propre aveu, le gouverneur de la région, Madifing Diané, a requis l’intervention des forces de l’ordre qui ont fait ce qu’elles savent si bien faire : réprimer. Résultat : au moins trois étudiants blessés dont un, Amadou, grièvement.

Les photos de lui, blessé – que je ne partage pas ici par pudeur – montrent un jeune homme au visage tuméfié, un œil poché, une arcade sourcilière fendue, la bouche maquillée de sang. Mais il est conscient. Ses camarades l’évacuent en moto à l’infirmerie démunie de l’Université, puis en voiture à l’hôpital régional où le blessé se retrouve aux urgences après plusieurs heures de ballotage.

Une proche de la victime l’ayant vue en salle de réanimation décrit une prise en charge catastrophique. Préoccupée par son état critique, cette femme a vainement insisté pour l’évacuation d’Amadou à Conakry pour de meilleurs soins. Les médecins, eux, étaient plus préoccupés du paiement des frais de leur prestation que de la survie du patient. Le serment d’Hippocrate disséqué au scalpel. Symptôme de la maladie qui ronge notre système de santé miteux.

Amadou est finalement mort. Très vraisemblablement faute de soins appropriés. Une nouvelle plus difficile à rendre publique qu’une prise en charge responsable et professionnelle de l’étudiant délibérément blessé. Ce n’est que le lendemain, samedi, que sa mort a été annoncée par les autorités régionales prétendant qu’il est décédé au cours de son évacuation à Conakry. Sans doute pour se protéger et éviter la colère des étudiants. La vérité est désormais connue de tous : Amadou est bien mort à l’hôpital de Labé.

Son père Mouctar, vieil enseignant réputé pour son honnêteté et sa pondération, ne décolère pas d’avoir été mené en bateau, lui qui s’était immédiatement mis en route avec son épouse pour Labé en apprenant le grave état de santé de leur fils. Voyageant de nuit, perdus par des messages contradictoires de l’hôpital au sujet de l’évacuation, ils ont dû dormir en cours de route à Dalaba grâce aux bons offices d’un étudiant serviable. L’ambulance censée les prendre en chemin est passée sans prévenir, puisqu’elle transportait non pas Amadou vivant mais son corps.

« C’était notre espoir », soupire Mouctar, digne mais la voix nouée d’émotion. Amadou était son seul grand garçon à l’université. Ses petits frères sont encore trop jeunes pour que leur père, la soixantaine, puisse de nouveau goûter à la joie de voir sa progéniture entamer des études universitaires. « Pieux », « sérieux », « studieux » c’est la trinité qui sort de la bouche de ceux qui témoignent au sujet de son défunt fils. Quel gâchis !

Une enquête a été ouverte pour faire la lumière sur ce qui s’apparente à un homicide volontaire. La pression de la famille qui a déjà produit deux communiqués et organisé une conférence de presse sans exclure de déposer plainte, la forte médiatisation de l’affaire et la peur d’une révolte estudiantine à effet domino, en sont pour quelque chose. Aucun suspect annoncé à ce stade.

La question centrale à laquelle devront répondre les enquêteurs est de savoir qui a tué Amadou ?

Nul ne se fait d’illusion sur la mince probabilité d’obtenir la réponse à cette question quand on connait le sort de nombreuses enquêtes similaires.

Mais pour qui connait l’histoire tumultueuse de l’Université de Labé et la tradition répressive des forces de sécurité en son sein, sait que la mort d’Amadou Boukariou Baldé était presque prévisible. C’était soit lui ou un autre étudiant. Ce que l’on ignorait c’était quand et comment ça devait arriver.

Lancé au début des années 2000 dans l’optique de désengorger l’Université Gamal Abdel Nasser de Conakry, le Centre Universitaire de Labé (devenu Université entre temps) a connu une longue traversée du désert. Il n’existait quasiment que sur papier, c’est-à-dire le niveau zéro de l’infrastructure.

A mon arrivée-là en février 2004 en tant qu’étudiant, l’Université se résumait à deux bâtiments de trois salles de classe chacun, enracinés au milieu d’une friche infestée de serpents et de scorpions. Elle est implantée à Hafia, à 20 km de Labé-ville. Un seul forage pour près de 400 étudiants accueillis et hébergés par des villageois généreux. Le choc de cultures entre arrivants et résidents est si retentissant qu’il modifie profondément le mode de vie des villageois. C’est digne d’une thèse doctorale.

Promiscuité, précarité, conditions de vie spartiates, la première crise éclate dès 2005. Elle culmine avec un phénomène insolite. Plusieurs étudiants se plaignent de la vision nocturne d’un phénomène paranormal apparaissant sous la forme d’un diable, d’un sorcier ou de quelque fantôme horrifiant. On exige d’être immédiatement transféré en ville. Une marche pacifique est organisée sur les 20 km séparant Hafia de Labé. Chants patriotiques et rameaux en main. Les militaires du camp de Labé nous interceptent à l’entrée de la ville dans un face-à-face tendu mais l’affrontement sera évité de justesse.

La promotion suivante aura moins de chance. Les étudiants sont plus nombreux, sans que les infrastructures ne suivent. Les conditions de vie et d’études sont exécrables. Une violente émeute éclate début 2006. Elle est réprimée sans pitié. Les militaires font une descente musclée, y compris dans les logements, et frappent sans discernement. Passage à tabac, vol d’objets personnels, de nombreux blessés et plusieurs arrestations. Ils font le siège de l’Université, donc du village, pendant plusieurs jours organisant une véritable chasse à l’homme des étudiants. Terrifiés, certains rentreront définitivement chez eux.

Le déficit d’infrastructures obligera les autorités à louer de plus en plus salles de classe en ville, créant d’emblée un second campus. Mais l’université n’était pas seulement en manque d’amphithéâtres, de dortoirs, d’eau et d’électricité. Les curricula de formation étaient également incomplets, voire carrément inadaptés. On naviguait à vue.

J’ai été orienté à Labé dans une filière pour le moins étonnante appelée « Anglais-bureautique » niveau DEUG. Pour terminer diplômé de maîtrise en Administration générale après avoir pris des cours de droit, d’économie, de sociologie, de comptabilité, d’informatique (système MS DOS), de gestion, de secrétariat (classement), de traduction, de grammaire (y compris en anglais), etc.

Et ce n’était pas propre qu’à notre promotion. Le 26 mars 2007, un groupe d’étudiants a séquestré durant plus d’une heure le directeur général de l’époque du Centre universitaire, Alkaly Bah, et le directeur national de l’enseignement supérieur, Ibrahima Moriah Conté. Ce dernier avait publiquement avoué que certaines filières créées au centre n’étaient pas validées.

Si aujourd’hui, près de 20 ans après sa création l’Université est finalement partiellement sortie de terre (plusieurs salles de classe, des bureaux et amphi, etc.), les problèmes pédagogiques, marqués par les petites combines autour des notes et la délivrance des diplômes, subsistent.

Les affrontements au cours desquels Amadou Boukariou Baldé a été battu à mort sont justement liés à ces problèmes pédagogiques. Il aura payé de sa vie les errements sédimentés de la gouvernance improbable du secteur de l’éducation. Les coups mortels portés sur lui, sa prise en charge sanitaire catastrophique et l’impunité qui se profile à l’horizon, sont les symptômes d’un État défaillant. Repose en paix Amadou.


Union entre Ibrahima Diallo et Asmaou Barry, un mariage tradi-moderne

Crédit photo: Diaby

Il est des unions au sujet desquelles nul besoin de posséder le don de l’oracle pour prédire qu’elles sont inscrites dans le marbre pour durer éternellement. L’union entre Ibrahima Diallo, juriste, et Asmaou Barry, journaliste, sont de celles-là.

Ibrahima et Asmaou c’est avant tout une ressemblance physique saisissante qui les ferait passer pour frère et sœur. Une beauté sans fard pour l’une, une élégance sans extravagance pour l’autre. Ceux qui connaissent et côtoient ces deux activistes défenseurs des droits de l’homme les décrivent individuellement et invariablement par les mots « sympa », « simple », « serviable », « humain/e », « engagé/e », « généreux/se ». Des qualités qu’ils ont décidé, librement, de mettre en commun pour les rendre encore plus éclatantes, par les liens sacrés du mariage.

De leur mariage, Asmaou et Ibrahima ont réussi à le rendre mémorable, que dis-je, exemplaire pour ceux qui, comme moi, ont eu le privilège d’y assister.

D’abord le mariage religieux célébré, fin décembre, dans la plus grande sobriété – j’ai envie de dire presque en catimini – et dans la pure tradition peule. Réunion des sages à la mosquée, assis par cercles concentriques, les deux familles des mariés d’un côté et de l’autre, sous l’arbitrage du conseil des sages et des imams. Noix de colas et billets de banque font la navette avant que la cérémonie ne s’achève par un tombereau de bénédictions pour l’éternité de l’union et la baraka de la descendance.

Puis le mariage civil, célébré ce dimanche 13 janvier, toujours dans la même sobriété avec la signature de l’acte de mariage devant l’officier de l’état civil à quatre, chacun avec son témoin. S’en est suivie l’habituelle cérémonie de réjouissance mais cette fois si originale qu’elle a toutes les chances de constituer une jurisprudence. Sobre. Simple.

La simplicité, c’est le maître mot !

Elle était dans la tenue des mariés ce dimanche. Oubliez le fameux costume-cravate même par 42° à l’ombre comme on le voit régulièrement dans les mairies aux salles de cérémonie exiguës. Oubliez surtout la fameuse robe pacotille de la mariée avec une traine mimant la longueur de celle de la princesse Meghan Markle mais si différente en terme de qualité… Le couple a préféré tailler sa tenue dans le tissu traditionnel guinéen, du côté du Fouta, aux motifs appelés « Sity Salade« . Une longue tunique en deux pièces pour Ibrahima, une jupe longue rehaussée d’une robe courte, l’ensemble assorti d’un mouchoir de tête artistiquement noué, pour Asmaou. Du bleu. Du beau. Du simple.

Une simplicité vestimentaire adoptée également par le couple de Parrain et de Marraine. Une élégante veste, toujours en tissu guinéen, pour M. le Parrain, Mamadou Baïlo Barry, une robe scintillante pour Mme la Marraine, Asmaou BAH (la ressemblance jusqu’au prénom). La Marraine était surtout flamboyante par sa coiffure traditionnelle peule en forme de crête : « dioubâdhé ». Exit mèche brésilienne, coiffe à l’européenne, perruques à l’ancienne faisant passer leurs porteuses, le visage noyé de maquillage à outrance, pour des clowns de foire.

Simplicité également dans le cérémonial. Pas de cortèges d’autos et motos polluantes et bruyantes, donc pas de risques d’accident de circulation qui gâchent certains mariages, voire les endeuillent. Le couple a préféré rejoindre le public à pied, précédé de sublimes fillettes dans la dizaine.

Simplicité, enfin, pour le spectacle. Loin des orchestres à un million de décibels, le couple Diallo a préféré innover en invitant deux artistes traditionnalistes de deux cultures différents: malinké et peul. « Saran de Siguiri », connue pour sa magnifique voix à l’image des glorieux griots de la lignée des « Ballafassékès » du vieux Mandingue, et Farba Adams LY, griot peul vêtu d’une tunique ouverte aux quatre vents, telles les ailes déployées d’une chauve-souris, et coiffé d’un casque de berger peul sanglé au niveau du menton.

Sur un air de musique douce, le duo alternant magnificences et rappels historiques en Poular et Maninka, était à la fois admirable et convaincant. Le Foutah et le Mandigue aux traditions séculaires et ressemblantes, réunies par deux belles voix.

Aucun mendiant pour vous harceler à cause d’un billet de banque, aucune occasion donnée aux « nouveaux riches » pour faire étalage de leur avoir à l’origine souvent douteuse. Les artistes étaient là pour chanter, pas pour mendier, le public là pour écouter, apprécier et applaudir quand c’est nécessaire.

Originalité et simplicité auront été présentes jusque dans la nourriture servie: l’incontournable Latsiri-et-Kossan en milieu peul et quelques curiosités étrangères pour enrichir les mets, le tout accompagné des breuvages constitués du gingembre, de l’oseille de Guinée (Bissap) et de quelques canettes de jus de fruit.

Ibrahima et Asmaou, puisse Dieu bénir votre union et inspirer les futurs couples à effectuer cet utile retour aux sources. Soyez heureux pour toujours.


Satigui, le sorcier !

crédit image: pixabay.com

Naître et grandir au village toute l’enfance et une partie de mon adolescence n’ont jamais réussi à émousser mon esprit cartésien acquis sans doute à l’école française. Mon raisonnement est quasi-systématiquement guidé par les principes de la science.

J’ai donc fichtrement du mal à croire à la sorcellerie, contrairement à une bonne partie de mes compatriotes surtout les analphabètes et les villageois.

Ceux-ci sont convaincus que certaines personnes -les sorciers- disposent des pouvoirs maléfiques capables de détruire un individu soit en le ruinant économiquement, soit en l’éloignant volontairement de son pays, voire en le tuant. Dans ce dernier cas, on dit « qu’on l’a mangé ». Selon ces croyances, les sorciers cannibales seraient capables à la nuit tombée de se transformer en animal (hibou, serpent, hyène, abeille…) pour jeter un sort sur leurs malheureuses cibles.

Ainsi, à chaque fois que je m’apprête à aller au village, on multiplie les conseils de précaution : « n’annonce pas ta venue, ne viens surtout pas avec une voiture, ne sers pas la main d’un tel, ne mange jamais chez cette vieille, évite de t’assoir à tel endroit, etc. »

Sans tomber dans la provocation, je n’ai jamais suivi tous ces conseils à la lettre. Même si je ne tente jamais le…sorcier, je ne vois pas comment quelqu’un peut être capable de se transformer en oiseau pour aller « manger » un être humain. D’ailleurs, en admettant que ce soit possible, pourquoi alors les sorciers du village ne sont pas les plus aisés ? Pourquoi n’ont-ils pas plus d’embonpoint ? Pourquoi tous les villageois ont la peau rugueuse, les mains ravagées par des cals, la démarche mal assurée à cause du dur labeur ?

À chaque fois, on me rétorque « c’est parce que tu n’es pas sorcier, tu ne connais pas leur monde. Tu es ignorant de leur science occulte. »

Alors, cette fois j’ai voulu savoir moi-même. Comme pour les chasseurs de phénomènes paranormaux dans les émissions télé, j’ai tenu à vérifier la véracité ou non de ma conviction que la sorcellerie n’existe pas ou en tout cas un être humain ne peut pas se muer en animal de manière réversible.

Je me suis dit que la meilleure manière de le faire est de pénétrer le monde de la sorcellerie si celle-ci existe. J’ai donc profité de mon récent séjour au village pour me rapprocher du vieillard considéré comme le plus grand sorcier de la contrée:  « Satigui Barry ».

Après plusieurs jours de contacts nocturnes réguliers et dans la plus grande discrétion, j’ai réussi à convaincre le vieil homme que je voulais faire un petit stage pour apprendre des « choses cachées » qu’on lui prête de détenir. Il a fini par accepter. La découverte que j’ai faite à travers cette expérience inédite que je compte partager avec vous dans les prochains jours, dépasse l’imagination !

C’est donc au bout de plusieurs jours de conciliabules menés dans le plus grand secret que je réussis à convaincre le « redoutable sorcier » Satigui Barry, de m’apprendre un peu de « sa science occulte ». Pour faire fléchir le vieil homme, il fallait tout d’abord le convaincre de ma détermination et de mon courage inébranlable à aller jusqu’au bout, puisque « jeune homme », me répétait-il, « vous vous engagez sur un chemin redoutable. L’aventure que vous entreprenez vous marquera à jamais et sachez que la transformation que vous allez subir sera irréversible », insista-t-il.

« Sörö (grand-père) » lui ai-je répondu, « je suis tout à fait conscient des risques que je prends en apprenant les secrets de la vie, mais je vous rassure de ma détermination à aller jusqu’au bout. Ma décision est prise et je ne compte pas reculer ». Pour être tout à fait honnête, en disant ça j’avais un peu d’appréhension car je pensais à ma petite famille, à mon épouse en particulier que je n’ai pas consultée avant de prendre cette décision lourde de sens.

Ma détermination venait moins d’une « soif de sang » que celle de me convaincre moi-même de l’inexistence de certains pouvoirs surnaturels que l’on prête aux sorciers. J’espérais, au plus profond de moi, que c’est totalement faux et que mon expérience me confortera définitivement dans ma conviction que la plupart des pouvoirs maléfiques attribués à certaines personnes relèvent exclusivement de la stigmatisation. C’est cette envie pressante de découverte qui me galvanisait et me procurait un courage dont je me sentais jusqu’ici incapable.

Si par la parole, je réussis à convaincre le Vieux Satigui, il fallait en faire bien plus. Le Vieux n’était pas dupe. En homme expérimenté, il me dit ouvertement que pour lui prouver mon sérieux, il allait me faire subir plusieurs épreuves au bout desquelles il s’engageait à me transmettre ce qu’il savait, à condition de les réussir bien évidement. Je lui donnai mon accord sans frémir, ignorant complètement ce qui m’attendait.

Mais avant de subir ces tests de courage et d’engagement, « l’Invincible » comme Satigui Barry m’intima de l’appeler dorénavant me promettant de m’expliquer ultérieurement d’où lui venait ce surnom, « l’Invincible » me proposa donc de discuter pour ainsi dire « des frais de scolarité »! Une de mes certitudes venait ainsi de tomber: je croyais, peut-être naïvement, que l’apprentissage de ces secrets les plus plus gardés se faisait gracieusement. Je pensais que la science occulte, si tant est qu’elle existait, se transmettait de manière naturelle, en tout cas de façon désintéressé. Erreur.

« l’Invincible » m’expliqua qu’il fallait payer. Le paiement était échelonné en trois tranches: les frais d’inscription suivis d’un premier acompte après la réussite de l’une des épreuves, puis le troisième versement à la fin de la formation. «Combien coûte chaque paiement et quel est le montant total ? » m’empressai-je de lui demander redoutant l’annonce d’un montant exorbitant que je ne possède pas.

De son glaçant sourire édenté, le vieil homme me fixa dans les yeux et me dit ceci: « tous les paiements se feront en nature. Ils seront frais et saignants » ajouta-t-il l’oeil pétillant, la lèvre inférieure frémissante. Une décharge électrique parcourut ma colonne vertébrale.

Comme depuis notre premier contact pour parler de ce sujet ultra-confidentiel, la conversation entre Satigui « l’Invincible » et moi avait lieu dans sa maison, à une heure tardive.

Sa maison était constituée d’une petite case au toit de chaume isolée du reste des concessions où personne n’osait plus entrer depuis bien longtemps. Satigui faisait peur. Plus qu’une simple crainte, « Satigui le sorcier » comme on le surnommait, suscitait l’effroi au point que l’on évoquait son nom pour calmer les enfants récalcitrants: « si tu ne te tais pas, Soro Satigui viendra te chercher pendant la nuit ». Et le garnement la bouclait immédiatement.

Le vieux était au courant de la médisance des villageois à son encontre, tout comme la terreur qu’il suscitait. Il s’en fichait. Veuf depuis près de dix ans, le vieil homme vivait seul refusant catégoriquement de se remarier après la mort tragique de sa seconde épouse.

Il avait perdu son unique fils alors que celui-ci était âgé de seulement une vingtaine d’années. « Un beau gosse » se remémorait-on dans le village. Il s’appelait Oury. Le jeune homme avait trouvé la mort dans le champ de riz de son père qu’il surveillait contre les animaux chapardeurs comme les vervets, ces petits singes arboricoles à l’agilité étonnante et qui sont particulièrement néfastes pour le riz arrivé à maturité.

Pour avoir une vue panoramique du champ, on construisait une sorte de guérite à l’aide de rondins de bois montés sur quatre piquets. Le surveillant se perchait là-dessus pour chasser les animaux nuisibles en faisant du bruit ou en se servant d’une fronde pour lancer vigoureusement des pierres. C’est ce que faisait Oury ce jour-là lorsqu’il chuta de la guérite et s’empala sur une souche pointue qui l’éviscéra mettant tous ses intestins dehors !

Trente ans après cette scène macabre sur laquelle tomba son père le premier, on en parlait encore dans toute la contrée avec circonspection. On continuait à supputer que le vieux Satigui n’était pas innocent dans cette mort tragique de son unique fils…

Sa première femme quant à elle était décédée à l’âge de 60 ans d’une « mort naturelle » disait-on. Tout le contraire de la seconde épouse, Hawa, la maman du malheureux Oury. On la décrivait comme une femme à la beauté divine, généreuse et d’une grande discrétion. La mort de son fils unique la bouleversa au point qu’elle frôla la dépression mentale. Son propre destin n’en fut pas moins tragique quelques années plus tard.

C’était une fin de journée éprouvante pour Hawa. Rentrée du champ avec un fagot de bois morts en équilibre sur la tête, elle se hâtait de happer un seau pour aller chercher de l’eau au marigot avant le coucher du soleil. Son mari Satigui se morfondait dans son hamac tendu entre deux piquets en attendant le dîner qui n’était pas prêt d’être servi, Hawa devant piler le riz et faire la cuisine à son retour du marigot.

Celui-ci se situait à l’orée du village dans une vallée encaissée que l’on accédait en suivant un étroit sentier creusé dans la roche. La tête de source était protégée par un épais couvert végétal si luxuriant qu’on avait l’impression qu’il y faisait nuit même à midi. L’endroit dégageait un air sinistre, personne n’osait s’y attarder plus que de raison.

Hawa avait rempli son seau, s’était remise sur le chemin du retour lorsqu’elle aperçut une étrange forme noire dressée sur la route. Elle se pencha légèrement pour distinguer ce que c’était dans la pénombre. C’est à ce moment précis qu’elle sentit la violente morsure du cobra sur son mollet gauche. Elle poussa un cri effroyable, jeta le seau d’eau et se mit à courir vers le village. Mais à peine 200 mètres plus loin, elle s’écroula, ne voyant plus rien sur sa route. Le venin du serpent avait atteint son système nerveux et ses organes vitaux. Elle devint rapidement paralysée. Transportée à la maison par des hommes alertés par ses cris, elle rendit l’âme au petit matin plongeant tout le village dans une grande tristesse mêlée de détresse.

Quelque temps après cette troisième disparition autour de Satigui, les langues se délièrent. Comme pour sa première femme et son fils unique, on l’accusait d’être derrière la mort de Hawa qui avait affligé tout le village tant elle était appréciée pour ses exceptionnelles qualités humaines.

Beaucoup se demandaient pourquoi il l’avait « mangée », selon l’expression consacrée, alors qu’il l’aimait plus que tout, plus que même son défunt fils Oury « sacrifié pour rembourser une dette » auprès d’un autre grand sorcier, radotaient les spécialistes de potins de chaumière.

Il a fallu la mort d’un homme dans un village voisin, dans des conditions quasi-similaires que Hawa, pour que l’on comprenne le mobile de la disparition de celle-ci. Un mois jour pour jour après son décès, l’homme succomba d’une morsure d’araignée (au village, on dit que l’araignée lui a pissé dessus ). Or, cet homme était soupçonné d’avoir eu une aventure éphémère avec la défunte Hawa à la beauté irrésistible. « Satigui s’est vengé », accusa-t-on…

Ces faits tragiques et étranges étaient autant de preuves de la sorcellerie du redouté Satigui. Ils étaient régulièrement rappelés en guise de mise en garde à l’endroit d’incrédules comme moi. Au final, j’avais plus peur d’être vu en sa compagnie que de ses pouvoirs maléfiques.

Je m’étais introduit subrepticement dans la maison de Satigui. En dépit de l’heure tardive, – il devait être une heure du matin – j’étais passé par des chemins complexes et tortueux de peur d’être remarqué par quelqu’un qui saurait ainsi que je fréquentais nuitamment le vieux sorcier. Nous étions assis autour du feu qui crépitait au milieu de la case, la porte négligemment entrebâillée. Dehors, le calme de la nuit noire n’était perturbé que par le croassement d’une bande de grenouilles qui faisaient un tintamarre agaçant.

L’ombre de la silhouette frêle de Satigui dansait sur le mur circulaire de la case, dessinée par la flamme vacillante alimentée par quelques bûchers et des copeaux secs. Son visage osseux était orné de deux renfoncements dans lesquels étaient logés ses petits yeux presqu’invisibles. De ses trente-deux dents d’adulte, il ne lui restait qu’une seule incisive du bas que l’on apercevait quand il riait. Ce qui était particulièrement rare. Il avait des oreilles de lapin aux lobes tombants dont l’un, celui de gauche, portait un anneau d’argent. Satigui arborait également au cou une sorte de pendentif constitué d’un fil rouge portant une longue dent d’animal qui pourrait être celle d’une panthère.

Satigui fut, en effet, un chasseur de grande renommée. Était-ce là l’explication de son amour immodéré pour la viande ?

Le vieux était un carnassier redoutable. Il bavait à la seule évocation d’un bon morceau de steak saignant. Satigui ne se fendait d’un léger sourire que lorsqu’il évoquait la chair ou quand il chiquait son tabac mélangé à de la cendre. Il était peu disert. Les rares fois qu’il parlait c’était pour narrer ses exploits épiques de chasseur, racontant par le menu un duel héroïque avec un buffle au cours d’une battue ou bien lorsqu’il rentrait à la maison, le cadavre d’une belle biche entre les épaules, trophée arraché en solitaire pour le grand bonheur de sa bien aimée Hawa. Les murs intérieurs de sa case étaient décorés de têtes d’animaux empaillées qui constituaient autant de preuves de sa bravoure et de ses talents d’ancien chasseur professionnel.

Bien qu’il ne pratiquât plus la chasse à 70 ans, handicapé par une vue légèrement décadente et des rhumatismes aux articulations, Satigui ne manquait pas pour autant de la viande ! Il en mangeait régulièrement. C’était sa nourriture principale. D’ailleurs sa vieille casserole noircie par la fumée était toujours posée au feu, mijotant de quelque morceaux de viande dont lui seul savait l’origine. Il en avait également disposée en lanières fumant au-dessus du feu pour une longue conservation.

Ce n’était pas pour rien que sa case était surnommée « l’atelier de la mort ». Bref, le mystérieux régime carné du vieux Satigui était savamment entretenu.

Satigui s’était aperçu de mon embarras en décrétant que tous les paiements de mes frais d’apprentissage se feront « en nature » et que ceux-ci seront « saignants ». Il en riait d’un rire sardonique. Il attendait mon acception pour sceller notre « pacte ». Je devais répondre immédiatement, puisque c’était notre troisième entretien privé. Il avait estimé que la confiance s’était suffisamment instaurée entre nous, même s’il me restait les épreuves de confirmation à surmonter.

J’hésitai un bon bout de temps entre m’engager sans savoir où cette expérience autant passionnante que terrifiante me mènerait, ou bien abandonner et retourner définitivement dans mes incertitudes. D’un coup, je répondis:

  • Oui, j’accepte de relever le défi, comme je m’y suis déjà engagé. Je ne recule pas ! Dites-moi, qu’est-ce que je dois donner de « frais et saignant » pour mon inscription ?

Le vieux baissa la tête, réfléchit longuement, réajusta son collier dentelé avant de poser sur moi un regard inquisiteur.

  • « Encore une fois, es-tu sûr de ton choix jeune homme ? » fit-il.

« Oui, je suis sûr », répondis-je dans un tremblement à peine dissimulé.

Alors voilà ce que tu dois me ramener dans trois jours maximum: la tête saignante d’un porc-épic et neuf de ses piquants !

Bien qu’un porc-épic ne fut pas un animal qu’on puisse croiser tous les jours, même au village, j’étais légèrement soulagé par cette exigence car je m’attendais à bien pire. Mais pourquoi diable, Satigui voulait uniquement la tête du porc-épic et neuf piquants et pas l’animal en entier ? La question me brulait les lèvres, mais je n’osai pas la lui poser.

Comment faire donc pour mettre main sur un porc-épic vivant que je devais tuer et décapiter pour ramener sa tête et neuf des ses piquants à l’Invincible ? En voici un grand défi.

Le lendemain, je passai toute la journée à réfléchir sur cette question. Je n’avais plus que 72 heures, tout au plus pour respecter l’échéance. C’était fort embarrassant puisque même au cours de mon enfance villageoise où mes amis et moi pratiquions la chasse et la cueillette, je n’ai jamais eu à faire avec un porc-épic, ce rongeur à la robe couverte de piquants repoussants. Le gibier que nous chassions était constitué d’oiseaux que nous abattions au lance-pierres ou d’écureuils que nous pourchassions dans les galeries et que nous enfumions pour les débusquer et les tuer à coups de bâtons.

Du porc-épic, j’entendais des récits étonnants. On racontait que quand il se sentait menacé, cet animal était capable de se contracter, puis de lancer vigoureusement ses piquants qui filaient à grande vitesse telles des sagaies pour transpercer l’ennemi. Rares sont donc les chasseurs qui osaient l’affronter, même armés d’un fusil de chasse.

L’affaire était mal embarquée pour moi. Rapidement, je réfléchis à deux options: m’en occuper moi-même ou faire appel au service d’un chasseur. La première option me garantissait une totale discrétion, puisque comme l’a insisté Satigui, personne ne devait être au courant de nos agissements et que si cela arrivait, il y mettrait immédiatement un terme et j’en paierais les « lourdes conséquences » selon ses propres termes ! Je me devais donc d’être d’une extrême prudence. La faiblesse de cette option est que je ne savais pas trop comment m’y prendre pour tuer le porc-épic. Avec le service d’un chasseur, je maximisais mes chances de réussite mais je courais le risque de l’indiscrétion.

Mes réflexions me conduisirent à une solution intermédiaire. Essayer moi-même d’abord et, en cas d’échec, faire recours à un chasseur.

Pour n’éveiller aucun soupçon, je choisis de poser un piège pour attraper le porc-épic au lieu de me servir d’un fusil. Je pouvais bien en emprunter un mais on allait non seulement me poser des questions mais je devais impérativement obéir à « la règle du quart » qui consistait à ramener au propriétaire de l’arme le quart du gibier abattu. Et impossible de se dérober, à chaque fois qu’un coup de fusil éclatait, tout le village était au courant de son auteur mais aussi de l’objet du tir dans l’heure qui suivait.

J’avais quelques connaissances rudimentaires de pose de piège. Dans mon enfance, il m’est arrivé de poser quelques pièges pour attraper des perdrix sauvages. Mes copains et moi, nous nous servions de deux types de piège: le noeud coulant à l’aide d’une simple ficelle et la catapulte. Le noeud coulant était discret et particulièrement efficace s’il était bien préparé. La catapulte était un peu plus sophistiquée. Elle était constituée d’une tige à laquelle est attachée une ficelle solide. Il fallait tendre la tige à l’aide de la ficelle, puis mettre en place un système de déclenchement au sol. On disposait des baies sauvages comme appât pour attirer le gibier qui se faisait ainsi prendre violemment en déclenchant le système. J’optai pour le noeud coulant.

Après quelques renseignements recueillis discrètement, je réussis à localiser une zone où il était possible de croiser des porcs-épics. Problème: la zone était éloignée du village, mais aussi très vaste. Je priai pour qu’elle soit entièrement habitée par le rongeur que je cherchais.

Je sélectionnai trois ficelles en sisal particulièrement résistantes. J’en fis des noeuds coulants et posai trois pièges distants d’une cinquantaine de mètres au milieu des fourrés dans une zone éloignée de plusieurs kilomètres du village. Avec un peu de chance, me dis-je, j’attraperai au moins un porc-épic. Je ramenai des bâtons de manioc hachés comme appât que je dispersai d’un côté et de l’autre de chaque piège. Je rentrai au village à la tombée de la nuit avec l’intention de revenir inspecter les pièges tôt le lendemain.

Me voici sur les lieux. Mon coeur bondit en apercevant l’animal qui se débattait au bout de la ficelle. L’un des pièges avait fonctionné. Je sortis le coutelas dont j’étais armé pour achever le porc-épic. Mais à mesure que je me rapprochais en prenant moult précautions pour éviter un éventuel lâcher de piquants, mon enthousiasme s’amenuisait. Le gibier au bout du fil n’était pas, hélas, un porc-épic, mais un malheureux lapin. Je le libérai et le regardai s’éloigner en boitant. Satigui exigeait un porc-épic, pas un lapin.

J’inspectai les deux autres pièges. Vides ! Je rentrai au village un peu déçu. Plus que 48H avant l’expiration du délai, il fallait mettre en oeuvre le plan B.

Sana, le chasseur ne me posa pas beaucoup de questions lorsque je lui fis cas de mon désir, celui de trouver d’urgence un porc-épic. Il exigea simplement le prix de la cartouche de chasse. Il me rassura qu’il savait où trouver des porcs-épics, mais ne me garantis pas de pouvoir m’en ramener un au bout de seulement 48H. Pourtant, le délai était de rigueur et j’insistai sur ce point. Compte tenu de l’urgence, Sana me réclama alors le prix de cinq cartouches m’expliquant qu’il était obligé de consacrer les deux nuits suivantes à cette quête. J’acceptai avec empressement.

Sana, un taiseux dans la quarantaine, était réputé être un chasseur adroit. Il pratiquait la chasse nocturne à l’affût et ne rentrait jamais bredouille. Petit-fils d’un ancien chasseur de renom, il utilisait un fusil de chasse artisanal hérité de son grand-père dont les munitions étaient constituées de cartouches de chevrotines. La cartouche contenait soit 9 balles de plomb pour le gros gibier, soit 25 balles pour les oiseaux et les petits rongeurs. Je lui donnai les cinq cartouches, deux de neuf balles et trois de 25 dans l’espoir de le revoir le lendemain avec le butin.

Tôt le lendemain matin, comme promis, Sana le chasseur me remit une petite besace noire en peau de boa. Quand je l’ouvris, je faillis perdre connaissance de stupéfaction : à l’intérieur, il y avait la tête saignante d’un porc-épic et exactement neuf piquants !

Je n’en revenais pas ! Il me fallut de longues minutes avant de reprendre mes esprits. Par quel miracle, Grand Dieu, Sana avait-il su que je voulais uniquement de la tête du porc-épic et de neuf piquants et non pas de l’animal tout entier ? J’ouvris et refermai le sac machinalement à plusieurs reprises sans pouvoir lui poser directement la question. Sana ne prononça que deux mots énigmatiques à mon endroit avant de tourner les talons: « bonne chance » éructa-t-il! J’étais dans la tourmente.

Comme d’habitude, j’avais rendez-vous avec Satigui au milieu de la nuit. Je passai toute l’après-midi à ressasser la même question: comment Sana avait-il pu être au courant de la requête du sorcier alors que j’avais pris toutes les précautions pour éviter de suspicion ? J’étais sûr que personne ne m’avait jamais suivi. Nul ne m’avait vu partir ou revenir de chez lui…

En l’absence de réponse à mes propres interrogations, il me vint à l’idée cette folle hypothèse: et si Sana était Satigui en réalité ? N’était-ce pas lui, le « grand-sorcier capable de diverses transmutations réversibles » ? Mais quelles seraient alors ses réelles motivations: jouer avec moi ? me démontrer ses pouvoirs occultes de manière spectaculaire ? D’ailleurs, avait-il était sincère avec moi en s’engageant à m’apprendre son « savoir » ? Une question chassait l’autre.

Satigui ne m’avait, certes, toujours pas dit quels allaient être les frais à payer à la fin de la formation, mais qu’importe. Pas question de renoncer, je remplirai ma part du contrat.

  • « Bien » ! C’est le seul commentaire laconique que fit l’Invincible en inspectant le fond du sac que je lui remis tard la nuit chez lui, dans sa petite case fumante. Il sortit la tête du porc-épic et les neufs piquants qu’il examina longuement et compta consciencieusement. Il plaça son index sur le cou saignant de l’animal, le retira enduit de sang frais et le lécha avidement. Je frémis.

Je m’attendais à ce qu’il me demandât comment j’avais procédé pour ramener ce que je considérais comme un « trophée » tant il ne fut pas évident que je puisse réussir. Mais il ne dit mot en dehors de son « bien » lapidaire. Son attitude me rappela furtivement l’hypothèse selon laquelle Sana = Satigui…

Qu’allait-il faire de cette hideuse tête de porc-épic et de ces piquants ? Je n’allais pas tarder à le savoir en revenant chez lui, comme prévu, deux jours plus tard pour la nouvelle mission, le nouveau défi à relever. La tête du porc-épic vidée de sa cervelle et empaillée avait rejoint les nombreux trophées de l’ancien chasseur sur le mur intérieur de sa maison. Satigui avait néanmoins pris soin de la mettre légèrement à l’écart. Quant aux piquants, il les avait fichés dans une petite calebasse en deux cercles concentriques de quatre piquants chacun plaçant le neuvième piquant au centre du double-cercle. Je ne posai aucune question.

Satigui m’exposa les détails de la nouvelle mission à accomplir. De loin la plus redoutable pour moi.

  • « Jeune homme », dit-il sans me jeter le moindre regard, « la tâche que vous allez exécuter vous permettra de faire preuve davantage de courage ».
  • « D’accord », fis-je sans assurance. Il faut dire que la scène avec Sana me traumatisait toujours.
  • « La calebasse que vous voyez-là, précisa-t-il, en désignant le récipient contenant les neuf piquants, vous allez la déposer à Bêly au tiers de la nuit, au creux d’un arbre que vous trouverez au bout de la piste qui y mène. Au pied de l’arbre, vous devriez trouver, en cherchant, une clé en or contenue dans un canari. Vous devez me rapporter cette clé ».

Le mot « Bêly » à lui seul hérissa mes poils. À l’enfance, cet endroit sinistre fut pendant très longtemps notre hantise mes copains d’âge et moi. On nous menaçait de nous jeter à Bêly pour nous punir de nos bêtises. La nuit suivante nous en faisions de tonnes de cauchemars.

Bêly était une mare située dans une sorte de clairière à environ trois kilomètres du village. L’endroit était considéré comme la capitale de tout ce que la contrée comptait de diables, de sorciers et autres esprits maléfiques. Pour y accéder, il fallait emprunter un sentier qui traverse le cimetière du village situé lui-même dans une forêt luxuriante et inextricable. Je devais donc déposer la calebasse des piquants à Bêly à deux heures du matin, chercher et trouver une clé de cadenas en or ! Même dans Koh-Lanta, je n’avais vu un numéro aussi difficile et effrayant. Mais il fallait s’y plier.

Un pantalon jean et des bottes en plastique pour parer à une éventuelle morsure de scorpion ou de serpent. Ce fut tout mon équipement. Je me présentai chez Satigui la nuit à deux heures et quart en prenant toutes les précautions d’usage. Il me remit la calebasse recouverte d’un morceau de tissu blanc. Du linceul ? Pour m’éclairer le chemin, le vieil homme sortit un vieux fanal recouvert de suie qu’il dégagea en soufflant dessus. Il alluma la lampe avec grand-peine et me la tendit. Avant mon départ, Satigui me répéta pour la énième fois deux consignes fermes: ne jamais me retourner après avoir déposé la calebasse dans le creux de l’arbre et pris la clé, ne jamais soulever le couvercle pour tenter de découvrir la contenance.

  • « C’est promis » parvins-je à marmonner, étreint par l’angoisse, avant de m’emparer de la lampe et la calebasse que je plaçai sous mon aisselle gauche.
  • « Bonne chance » me lança Satigui, l’air insouciant. Je ne répondis pas.

Il faisait une de ces nuits noires. Tout le monde dans le village dormait à poings fermés. Seuls les animaux, et sans doute les esprits, restaient maîtres de la nuit. Aux alentours de la maison du sorcier, le concert de grenouilles qui tenait Satigui compagnie chaque nuit, plus loin les hululements lugubres d’un hibou renchéris par les aboiements d’une meute de chiens errants.

Je m’engageai sur l’étroit sentier le cœur battant la chamade. Je marchais d’un pays hâtif dans l’espoir d’arriver rapidement à Bêly, déposer la calebasse, ramasser la clé et rentrer au village sans me retourner. La forêt grouillait de mille bruits. À mesure que je m’éloignais, les cris d’animaux sauvages se faisaient plus nombreux et plus effrayants. De temps en temps, un oiseau au vol lourd changeait d’arbre me poussant à marquer une petite halte pour écouter. Puis, je repartais avec un nouvel empressement.

Sous la lumière blafarde de la lampe-tempête, je marchai ainsi dans la forêt depuis une bonne trentaine de minutes. Je ne voyais pas au-delà de cinq mètres. Le sentier devenait de plus en plus étroit, envahi par les herbes et les branchages. Je traversai le cimetière avec moins de crainte que je l’imaginais en me disant que c’étaient mes semblables qui reposaient-là. Je formulai même intérieurement une prière pour le repos de leurs âmes.

C’était sans doute sous l’effet de la peur et du stress, mais j’avais l’impression que l’on me suivait. Je ne voyais plus grand-chose tellement la forêt devenait dense et touffue. Je perdis mon chemin, m’égarant un long moment avant de me retrouver et de continuer la route.

Je finis par arriver à destination. L’arbre correspondait point pour point à la description de Satigui. C’était un immense fromager centenaire dressé aux abords de la mare aux eaux saumâtres. Il avait un large creux sur son tronc à hauteur d’homme. Je hissai le fanal au-dessus de ma tête pour mieux visualiser le trou. Au moment de déposer la calebasse, un animal sauta du creux, manquant de me renverser, se dressa sur ses pattes arrières, poussa un cri glaçant avant de détaler ! Je fus saisi d’effroi, mais je reconnus tout de suite un chacal dérangé dans son sommeil. Il fallait poursuivre la mission.

Je déposai la calebasse, tremblant de la tête aux pieds. J’étais tellement pressé de quitter les lieux que je faillis oublier de retrouver le canari contenant la clé. Je me mis à chercher autour du fromager. Au bout d’un quart d’heure qui me parut interminable, je tombai sur un petit canari à environ cinq mètres de l’arbre, posé au milieu de trois grosses pierres. Sans vérifier s’il contenait la clé, je le pris en poussant un ouf de soulagement imperceptible.

Je repris immédiatement le chemin de retour sans me retourner. Or, cette fois quelqu’un me suivait ! Je le sentais. J’en avais la certitude. Je pressai le pas. Soudain, une voix d’homme me donna clairement l’ordre de m’arrêter et de me retourner. J’étais pétrifié ! Fallait-il obéir et violer ainsi la mise en garde de Satigui ? Était-ce lui ou un diable ? J’hésitai un bref instant avant de décider d’ignorer l’ordre et de continuer mon chemin. C’est alors que je sentis le métal froid d’un canon de fusil sur ma nuque!

« Si tu fais un seul pas de plus, je tire » tonna la voix ! Je m’arrêtai net et me retournai, me retrouvant nez à nez avec … Sana le chasseur !

Le choc fut si intense que le canari s’échappa de mes mains, tomba et se brisa en mille morceaux ! Équipé d’une lampe-torche accrochée à sa tête à l’aide d’un élastique, Sana se mit à chercher par terre avec frénésie. Il m’ordonna de l’aider à retrouver « le cadenas »! On chercha en vain. Le canari était manifestement vide de tout objet ! En désespoir de cause, Sana retourna toutes mes poches, une à une. Vides ! Il sortit la calebasse que j’avais déposée quelques minutes plus tôt dans le creux de l’arbre, l’inspecta. Elle était complètement vide. Pas même l’ombre d’un seul piquant à mon grand étonnement ! Il la jeta par terre, marcha dessus, la brisa avant de disparaître dans la forêt en courant, sans rien me dire de plus.

Je repris le chemin du village au pas de course, sans me soucier des épines qui me laceraient le corps. L’enchainement des évènements me dépassait. J’appréhendai la rencontre avec Satigui à qui je ne pouvais plus continuer à cacher la vérité. Il fallait lui dire que Sana savait tout et même bien plus que nous ne pouvions l’imaginer. Enfin, si Sana était vraiment Sana. Je rentrai au village aux aurores, totalement méconnaissable. Mes vêtements étaient en lambeaux. Je saignais des mains, des avant-bras et du visage, la peau coupée par les épines et les lianes.

Le visage du vieil homme se décomposait à mesure que je lui narrais ma mésaventure. Satigui était ivre de rage. À un moment, je crus qu’il allait se métamorphoser en un animal féroce pour me dévorer, tant il s’agitait et hurlait. Curieusement, il n’était pas en colère contre moi, mais contre « Sana le bâtard » comme il qualifia le jeune chasseur.

En voyant le dépit maladif de Satigui, j’osai pour la première fois l’interroger ouvertement sur le sens de différentes missions mystérieuses qu’il m’avait confiées. Je voulais connaitre la suite de notre collaboration et quand est-ce qu’il m’apprendrait « sa science ».

  • « Tu n’as pas réussi à rapporter la clé permettant d’accéder à la science que toi et moi cherchons » me répondit-il plus énigmatique que jamais ! J’étais ébahi. Quelle science lui et moi cherchions ? N’était-ce pas moi l’apprenti, lui le maître ?

C’est alors que Satigui se leva, prit un bout de métal rouillé et alla creuser dans un coin de sa case d’où il sortit, enfoui dans le sol, un talisman. Il s’agissait d’un cadenas fermé, cousu dans du cuir poilu serti de deux cauris.

« La clé de ceci » dit-il en secouant le cadenas tenu à bout de bras. « Elle est dans la forêt, au pied du grand fromager. Je suis sûr que la clé en or s’y trouve », répéta-t-il, comme pour se convaincre lui-même de cette vérité. « Hélas, je n’ai plus la force d’y aller et la vue nécessaire me permettant de la chercher et de la retrouver » se lamenta Satigui.

J’étais perdu !

On sentait le jour poindre à travers les fentes de la porte d’entrée de la case. Pour la première fois, je me retrouvai chez le vieil homme pendant le jour. Satigui sortit et m’invita à le suivre dehors. Il m’entraina derrière sa maison dans un endroit boisé. Il y avait un grand trou et une petite porte en bois qu’il poussa. On se retrouva dans un étroit tunnel obscur. Le sol craquait sous nos pieds. Quand il alluma une torche en bois, je découvris un spectacle effarant: le sol était littéralement recouvert d’os et de têtes de mort ! Des rats ! Des dizaines et des dizaines de rats morts et vivants. Ça courait dans tous les sens. Certains agonisaient encore sur les nombreux pièges que Satigui avait installés dans le tunnel. L’endroit était puant et horrible.

« Voilà ma nourriture », dit Satigui d’une voix chevrotante, en désignant les rongeurs piégés!

« Nom de Dieu » …, m’écriai-je, abasourdi !

Le vieil homme me tira dehors. On regagna sa maison où il prit place sur une peau de bélier tannée. Il regarda fixement dans le vide comme quelqu’un qui voulait se remémorer du passé. Je sentis qu’il avait quelque chose d’important à me raconter.

« Mon fils » entama Satigui, m’appelant ainsi pour la première fois depuis notre toute première rencontre. « L’apparence est trompeuse », poursuivit-il, un vague à l’âme. Ce que je vais te raconter-là, je ne l’avais dit à personne, même pas à ma femme Hawa…

Satigui parla longtemps, s’humectant régulièrement les lèvres d’un étrange breuvage contenu dans une petite fiole. Le soleil était déjà au zénith quand il acheva son récit digne d’un conte de fée. Il m’étala tout ce que j’ignorais jusqu’ici. À présent, tout était clair pour moi parce qu’il s’était entièrement livré. J’étais pleinement reconnaissant devant tant de sincérité et de confiance.

Satigui m’expliqua que cela faisait près d’un quart de siècle qu’il était à la recherche d’une clé en or pour ouvrir le cadenas qu’il venait de déterrer. Ce cadenas avait appartenu à Sabali, le grand-père de Sana le chasseur. Sabali était connu pour être un chasseur de renom doublé d’un redoutable sorcier. Satigui fut son disciple pour la chasse et les deux hommes entretinrent de solides liens d’amitié et de complicité pendant plusieurs années avant de se brouiller pour une raison inconnue du public. Comme Satigui, Sabali perdit son unique fils, le père de Sana, à bas-âge.

Avant de mourir à son tour, Sabali plaça tout son savoir occulte dans un cadenas qu’il ferma à l’aide d’une clé en or. Il confia les deux objets à sa femme, Rassy, avec pour consigne de les remettre à son petit-fils qu’elle élevait, une fois que celui-ci deviendrait suffisamment grand.

Quiconque réussirait à ouvrir ce cadenas, disait-on, posséderait toute la « science » de Sabali qui vécut heureux et opulent sur le plan matériel. Satigui qui connaissait l’existence de ce secret, voulait à tout prix y mettre main.

Seulement voilà. La vieille Rassy sépara le cadenas de la clé pour mieux les sécuriser. Elle cacha le cadenas dans le creux du fromager, loin du village, ne se doutant pas que Satigui en chasse dans la zone de Bêly ce jour-là l’avait filée et repéré la cachette. Il fouilla la zone pendant des jours avant de découvrir le cadenas qu’il subtilisa pour aller l’enfouir dans sa case. Mais il ne retrouva jamais la clé, malgré des années de recherche. Personne ne savait où elle se trouvait.

Personne, sauf Sana le chasseur qui, plusieurs années après la disparition de sa grand-mère, avait découvert la clé un peu par hasard en creusant une termitière qui rongeait la clôture de sa maison. De son vivant, Rassy lui fit cas de l’existence d’un « trésor caché », mais il n’y prêta guère attention, la vieille ayant perdu la tête avant de mourir.

Par la suite, Sana soupçonna Satigui de détenir le cadenas, se souvenant de la proximité douteuse du vieux loup solitaire avec sa grand-mère. En réalité, Satigui et Rassy, tous deux veufs, fricotèrent ensemble un moment, ravivant la flamme d’une amourette de jeunesse interrompue par le mariage précoce de Rassy à Sabali. Satigui s’était en effet juré de prendre, tôt ou tard, sa revanche sur ce briseur de cœur. D’où le surnom fanfaron de « l’Invincible » dont il s’attribua…

Des années plus tard, un évènement inattendu conforta le jeune Sana dans ses soupçons sur la culpabilité de sorcellerie de Soro-Satigui. En effet, des soi-disant exorcistes débarquèrent dans la contrée avec comme pour mission de dénicher et de « délivrer tous les sorciers ». Ils organisèrent un grand spectacle de danse mystique au cours duquel ils désignèrent plusieurs personnes âgées comme étant des sorciers. Parmi elles, le chasseur Satigui Barry. Cette dénonciation ajoutée à la mort accidentelle de son fils et de sa femme acheva de conforta tout le village qu’il était un redoutable sorcier.

Calomnié et affaibli par le poids de l’âge, Satigui joua le jeu et accepta avec résignation son sort malheureux en menant une vie de bernard-l’hermite et du plus grand mangeur de rats, faute de moyens. Mais il ne perdit jamais espoir.

En venant lui demander de m’apprendre la sorcellerie, Satigui saisissait ainsi une chance inespérée de retrouver la clé du cadenas qu’il avait tant cherchée. Sans doute la clé du bonheur pour lui. Pour cela, il comptait sur ma motivation et ma détermination. D’où les épreuves auxquelles il m’avait soumis. Il me révéla que la première épreuve, celle de la tête du porc-épic, était une simple diversion. Il voulait s’assurer de mon réel engagement. Et les neufs piquants donc ?

Satigui m’avoua qu’il n’avait besoin que d’un seul en réalité dont il se servirait pour faire sortir le « mauvais sang » de son nez quand la tête lui faisait mal. Ce qui était récurrent. Les huit autres, c’était pour compliquer ma tâche et s’assurer que je n’avais pas ramassé l’unique piquant par hasard.

Sana espionnait Satigui depuis très longtemps, à l’affût du moindre indice lui permettant de savoir s’il était le détenteur du cadenas légué par son aïeul. Son trésor à lui. Mon arrivée au village ne l’échappa guère. Il m’avait discrètement filé dans mes moindres déplacements, écoutant toutes mes conversations avec Satigui. C’est ainsi qu’il fut au courant de différentes missions qu’il tenta d’exploiter en sa faveur.

Le récit du vieil homme m’émut aux larmes. Je lui exprimai à nouveau ma sympathie et mon amitié. J’étais venu auprès de lui pour vérifier l’existence de la sorcellerie, je repartais avec une véritable leçon de vie, celle de l’humilité et de la méfiance des préjugés. Je fis mes adieux à Satigui Barry et sortis de sa maison le cœur noué. Sana était assis dehors, vautré sur la palissade de la case, en proie à des sanglots spasmodiques !

Alimou Sow, octobre 2018 (ceci est une fiction)


Qu’est-ce qu’un blogueur guinéen en 2018 ?

Crédit photo: Toulaye Diallo

L’idée d’écrire ce billet m’est venue d’un constat étonnant: la méconnaissance du blog en Guinée, signe vraisemblable du déclin de cet outil de communication en vogue il y a peu. En dépit d’une blogosphère locale potentiellement riche – on le verra – je me suis aperçu que le grand public a une définition erronée de la notion de « blog » et de ses dérivés (blogueur, blogging, blogosphère, etc.).

La vérité a éclaté au grand jour ce vendredi 31 aout à l’occasion de la Journée mondiale du blog, un évènement non célébré en Guinée. Chaque année, c’est le même rituel : un internaute avisé donne l’alerte sur les réseaux sociaux, souvent le jour « J », puis s’en suivent quelques messages de compliments adressés aux blogueurs les plus connus lesquels sont ensuite sollicités pour deux ou trois interviews dans la presse. Basta !

Même chose cette année, avec une toute petite particularité. Sur Facebook, quelqu’un a eu l’idée de demander à ses amis de mentionner leurs blogueurs ou blogueuses préféré.e.s., une invite reprise par quelques autres personnes. C’est en lisant les commentaires de ces publications que j’ai constaté le problème. On citait certes des blogueurs reconnus, mais dans la majorité des cas ce sont surtout des personnes exclusivement actives et suivies sur Facebook qui étaient mentionnées. Sans leur blog, évidemment. Ces personnes n’ont pas boudé leur plaisir, répondant avec des « mercis » appuyés, enrobés de plusieurs couches de fausse modestie. Qui va se négliger ?

D’où ma question: qu’est-ce qu’un blogueur guinéen en 2018 ?

Avant d’essayer d’y répondre, voyons ce qu’est un blogueur tout court, un mot dérivé de l’anglais « blog » lui-même résultant de la contraction de deux mots anglais « web » (toile d’araignée) et « log » (journal). Littéralement, un blog est un journal personnel en ligne.

Plus prosaïquement, il s’agit d’un site internet individuel sur lequel une personne (rarement deux), le blogueur/ la blogueuse, exprime son opinion en utilisant l’un ou la combinaison de plusieurs de ces types de contenus: texte, son, photo, vidéo, caricature, animation. Selon cette définition, le blog a un nom et une adresse URL hébergée sur une plateforme de création de blogs telle que wordpress.com.

Le fait que les internautes aient assimilé les leaders d’opinion sur Facebook à des blogueurs au sens premier du terme, est révélateur de plusieurs constats :

Premièrement, les blogueurs guinéens sont devenus plus nombreux mais moins actifs

Théoriquement, la blogosphère guinéenne est riche de plusieurs dizaines de blogs, mais en cet été 2018 c’est une petite dizaine qui est plus ou moins active (voir liste ci-dessous). Pourtant, la très célèbre Association des blogueurs de Guinée (Ablogui) existe depuis 2011 et regroupe aujourd’hui plus d’une soixantaine de membres. Paradoxalement, ces derniers sont sont moins productifs en termes de contenus personnels. Même si l’Association, elle, continue non seulement à former de nouveaux membres, mais surtout à mener des campagnes digitales de mobilisation citoyenne (#DoitALidentité, #MontronsNosRoutes) et à exécuter des projets de suivi citoyen de la démocratie (Guinée Vote à la présidentielle de 2015 ou LAHIDI encore en cours).

Peut-être que ceci explique cela. A force d’évoluer dans ce cadre très formel, les « abloguinéens » ont oublié leur raison d’être : produire et partager régulièrement du contenu. Bref, la mère poule a piétiné ses poussins.

Deuxièmement, l’étoile du blog pâlit

Ce relâchement des blogueurs guinéens s’inscrit dans une tendance africaine voire mondiale. En 2018, le blog non professionnel semble ne plus avoir le vent en poupe comme il y a cinq ans. Les réseaux sociaux sont en train de prendre l’ascendant sur cette activité qui a connu ses lettres de noblesse, en tout cas dans la sphère francophone, avec le projet Mondoblog de RFI qui héberge le blog que vous lisez et plus de 600 autres. Ce projet a formé plusieurs centaines de blogueurs en Afrique et à travers le monde et a permis de révéler de nombreux talents. Mais force est de constater qu’en 2018, la plateforme n’a plus sa force de frappe de 2013-2016 par exemple.

De nouvelles pratiques sur les réseaux sont donc en train de ravir la vedette au blogging, et c’est là que la confusion des internautes guinéens dans la définition du blogueur trouve tout son sens. Pour eux, le blogueur c’est celui ou celle qui est actif notamment sur Facebook dont le profil a atteint la limite de 5 000 amis, qui est suivi par plusieurs centaines d’autres et qui fait des publication intéressantes, soit par la qualité de l’écriture, soit par son humour, sa provocation, ou le sujet abordé (généralement politique).

Mais quel est le statut de ces personnes et comment peut-on les appeler ? Nous avons vu plus haut que ce ne sont pas de blogueurs au sens de la définition du blog. Alors s’agit-il des influenceurs ? Possible.

Mais selon les spécialistes, est considéré comme influenceur un internaute suivi par plusieurs dizaines de milliers de personnes (généralement plus de 50 000) et dont l’opinion est susceptible d’influencer la décision de ses abonnés.

On retrouve les influenceurs sur la plupart des plateformes: ce sont les Youtubeurs, les Instagrameurs, les Twittos, les Facebookeurs (Pages) mais aussi les… blogueurs. Leur influence se définit par rapport au nombre de leurs abonnés mais également grâce à leur capacité (intelligence, talent) de mobilisation, d’orientation et de conseil. Dans ce cadre, les célébrités (sports, cinéma, musique) et les personnalités du monde politique et institutionnel sont considérées comme des influenceurs, mais sont à classer dans un autre registre.

Dans la majorité des cas, les « Facebookeurs » guinéens sont des leaders d’opinion à minima mais on peut difficilement les hisser sur le même piédestal que les vrais influenceurs à 100 000 abonnés. Parce qu’en général ils sont actifs à travers des profils de quelque 5 000 amis et autant d’abonnés, tout au plus, et non pas sur des Pages Facebook dédiées où la possibilité d’abonnements est illimitée. Ce sont en réalité des animateurs de débats, en majorité de la controverse politique.

Malheureusement, les publications de ces profils et les commentaires qu’ils suscitent revêtent un caractère éphémère et volatile. Contrairement à un blog où les billets sont archivés et classées de manière antéchronologique, les publications sur les réseaux sociaux sont difficiles à retrouver et à exploiter, étant ensevelies sous d’épaisses couches de magma de contenus d’un volcan en éruption continue. La différence réside donc plus sur l’outil de communication utilisé que sur la capacité intellectuelle, et dans une moindre mesure technique, du producteur de contenu.

Alors, je repose la question autrement : le blogueur guinéen de 2018, est-il ce Facebookeur micro-influenceur ? Je vous laisse cogiter. En attendant, voici une liste de blogueuses et de blogueurs compatriotes plus ou moins actifs de mon point de vue. Cerise sur le gâteau, la plupart de ces blogs sont tenus par des filles ou de jeunes mamans. Si j’ai omis certains blogs actifs, prière de les mentionner dans les commentaires. C’est à vous.

Blogs plutôt actifs

Ma passion de Hafsatou Abbass Bah, jeune étudiante en licence 1 économie et gestion au Maroc. Sur son blog, elle parle d’elle, de sa formation et de ses préoccupations sur son développement personnel et sur l’avenir de son pays, la Guinée.

De vous à moi de Dieretou Diallo. Dieretou n’est plus à présenter, tant elle est connue dans la blogosphère africaine notamment pour sa plume. Initiatrice du mouvement « Guinéenne du 21ème siècle », cette diplômée en communication a plus d’une corde à son arc.

La voix citoyenne d’Adama Hawa Sow, jeune ingénieure en réseaux et télécommunications, experte en cartographie. Elle scrute au scalpel les tares de la société guinéenne.

Miia’s secrets de Mariam Diallo, son statut de jeune maman ne l’empêche pas de poursuivre ses études de master en marketing et communication au Maroc mais aussi d’animer son joli blog. Mariam y aborde essentiellement le thème de développement personnel qui la passionne.

Woman With Positive Attitude de Toulaye Diallo, jeune maman, journaliste et activiste féministe sur les bords. Bien que son blog porte le nom évocateur de « Positive attitude », il n’en demeure pas moins un exutoire pour la bouillante Toulaye quand les crises politiques endémiques du pays l’horripilent.

Alpha Oumar Baldé (doudou) d’Alpha Oumar Baldé: ce mondoblogueur se présente comme étudiant en médecine et blogueur y compris pour le projet la Voix des Jeunes de l’Unicef ( LVDJ-UNICEF). Les questions environnementales et de santé sont ces principaux centres d’intérêt.

L’Autre Guinée d’Ousmane Tonkara, à la fois rappeur, journaliste, guide de musée, ce blogueur s’intéresse notamment aux questions de culture et de tradition, en toute logique.

Esprit jeune de Mamadou Mouslim Diallo, diplômé en réseaux et télécommunication, cet autre mondoblogueur s’intéresse aux question de jeunesse et la migration irrégulière.

Africa224 de Fatoumata Chérif. Communicante professionnelle, passionnée d’environnement, cette blogueuse est surtout connue pour avoir créé le concept #SelfieDéchets, connu et copié un peu partout sur le continent. Elle est également observatrice pour pour les Observateurs de France 24.

Somboryinfos d’Elizabeth Guilavogui, l’auteure de ce blog semble utiliser un nom d’emprunt. Le style d’écriture ressemble à s’y méprendre à celui utilisé sur le site satirique guinéen Guinée Décalée dont la promotrice est une journaliste pleine d’humour…

Blogs célèbres mais moins actifs


Inquiétante coagulation de crises en Guinée

En saison hivernale, le climat caractéristique de Conakry est bien connu : pluvieux, chaud et humide. Le visage de la ville également : moche !

Mais en ce début juillet 2018, ce ne sont pas seulement l’humidité envahissante, la folle montée du mercure et l’abondante pluviométrie qui rendent la capitale invivable. C’est aussi les manifestations violentes, les routes barrées, les pneus brûlés à même la chaussée, la montée de la délinquance urbaine et les fossés qui débordent des déchets non ramassés. La situation est emblématique d’une crise à l’échelle nationale.

Ces dernières années, la Guinée est connue pour être non pas une simple cocotte-minute, mais un volcan actif avec des mini-éruptions régulières. Cette fois, la conjonction de plusieurs facteurs fait craindre une plus grande explosion avec des coulées de lave dévastatrice. Mais je touche du bois.

C’est que la coupe est pleine ! Le pays se retrouve sous les feux croisés de plusieurs crises, conjoncturelles pour certaines, structurelles pour d’autres, mais toujours avec le même effet sur la population : elles sont exaspérantes.

Pour prendre la température de la situation, il suffit de consulter les réseaux sociaux. Sur Twitter et surtout Facebook, les habituelles photos de mariages clinquants et les selfies dégoulinant de narcissisme compulsif ont fait place à des publications plus engagées. Chacun y va de son commentaire sanguin pour dénoncer la crise du moment : l’augmentation du prix du carburant.

Le 30 juin, le nouveau gouvernement a jeté de… l’essence sur le feu d’un front social en ébullition depuis pratiquement le début de l’année. Il a augmenté le prix du litre de carburant à la pompe de 25%, le faisant passer de 8 000 à 10 000 francs guinéens. Le sang des syndicats et de la société civile n’a fait qu’un tour. Le 4 juillet, les premiers ont lancé un mot d’ordre de grève générale, la seconde a appelé à plusieurs journées villes mortes et à une manifestation, le mardi 10 juillet. A Conakry où l’atmosphère était déjà phosphorescente, la rue s’est rapidement embrasée.

Cette mesure d’augmentation suscite la colère au-delà des organisations syndicales et de la société civile. A quelques rares exceptions près (à trouver dans le sérail du régime), elle est rejetée par toute la population, y compris dans les rangs du parti au pouvoir.

Son rejet massif vient du fait qu’elle a été décidée de manière unilatérale, sans concertation avec les syndicats, en violation du protocole d’accord gouvernement-syndicat-patronat signé en février 2016 qui évoquait explicitement une concertation tripartite sur un éventuel réajustement du prix des produits pétroliers. L’augmentation est également rejetée parce qu’elle est assimilée à du deux poids, deux mesures.

En effet, l’accord de 2016 laissait entendre que le prix du litre de carburant serait flexible suivant celui du baril de pétrole. Or, c’est seulement quand le cour du baril monte comme en ce moment que ce principe de flexibilité est appliqué, et pas quand il baisse.

Pourtant, même si cette augmentation est arrivée très vite, elle était prévisible. En mars dernier, l’ancien ministre du Budget l’avait évoquée à demi-mot au lendemain de la signature d’un accord avec le syndicat des enseignants qui avait déclenché une grève émaillée des violences meurtrières. Poussé dans ses derniers retranchements, le gouvernement avait concédé au syndicat les 40% d’augmentation salariale exigés pour calmer les manifestations quasi-insurrectionnelles qui s’étaient propagées jusqu’aux portes du palais présidentiel.

Il fallait bien que quelqu’un paye la note salée. Eh bien, depuis le 1er juillet dernier, on sait qui va casquer. Ce que l’on ignore par contre, c’est quelle sera l’issue du mouvement de protestations en cours qui prend de l’ampleur et paralyse tout le pays. J’espère un dénouement heureux pour ma part.

Mais la paralysie du pays ne résulte malheureusement pas seulement de la grève syndicale. Elle est également due à une véritable épidémie de rupture de ponts en cascade sur les principaux axes routiers. Pas moins de quatre ouvrages de franchissement stratégiques se sont affaissés en moins de deux mois.

Linsan est le cas le plus emblématique. Depuis le 20 juin dernier, les voyageurs sur la route nationale N°1 ne s’arrêtent plus seulement à cette célèbre bourgade à la limite des préfectures de Kindia et Mamou pour manger du fonio et de gros morceaux de viande. Ils y dorment par centaines à la belle étoile, sous la pluie et dans la boue, contraints et forcés à cause de l’effondrement total du pont colonial vieux de plus de 60 ans qui enjambait le fleuve Konkouré séparant les deux préfectures.

Il a fallu trois semaines au Ministère des travaux publics pour construire une petite voie provisoire de contournement en attendant la réhabilitation du pont effondré. Cela donne une idée du niveau de patience dont les usagers de cette route doivent s’armer. Le calvaire qui se déroule à Linsan a déjà fait une victime : une femme enceinte malade et bloquée sur place durant plusieurs heures est décédée le 1er juillet dans le bus qui la transportait pour Conakry selon des informations de presse.

Un drame humain plus grave s’est produit tout près de Conakry, à Kassonyah (Coyah). Le 4 juillet dernier, deux barques transportant de passagers sont entrées en collision sur un bras de mer faisant au moins quatre morts. Le pont reliant les deux rives du quartier est hors d’usage depuis plusieurs semaines, obligeant les populations riveraines à faire un contournement d’une dizaine de km ou à emprunter des pirogues pour la traversée.

Les vœux du ministre des travaux publics n’ont pas été exaucés. Le 9 juin il avait fait le déplacement et ordonné la fermeture de cet autre ouvrage datant de la période coloniale pour, dit-il « éviter un drame » en attendant la reconstruction du pont. Là également, on se blinde de patience et on attend.

Les populations de Kérouané attendent elles aussi de sortir de l’enclavement complet dans lequel elles sont confinées. Dans la première semaine de juillet, les pluies diluviennes qui se sont abattues dans cette préfecture située à l’est, au diable vauvert, ont littéralement emporté un pont et détruit partiellement un autre sur la route de Kankan. Comme si cela ne suffisait pas, un bac situé sur la rivière Milo permettant de rallier la sous-préfecture de Banankoro, plus au sud, a coulé, isolant presque totalement Kérouané du reste du pays.

La liste de problèmes est longue. Dans ce pays au relief accidenté et où la surcharge à l’essieu est presque la règle, chaque ouvrage de franchissement représente un risque potentiel. L’effondrement de ces différents ponts est le symbole non seulement de l’état désastreux dans lequel se trouve notre réseau routier (dont seulement 2 261 km de routes nationales revêtues sur un total de 7 637 km), mais également de la déliquescence du pays en matière de gouvernance infrastructurelle. Ou de gouvernance tout court.

Car malgré l’acuité de ces deux crises liées au carburant et à l’infrastructure routière, elles masquent mal la crise politique qui mine le pays depuis plusieurs années et qui fait régulièrement des dégâts. Elle couve toujours.

Des élections municipales sans cesse repoussées, et après des manifestations qui ont fait des dizaines de morts et de blessés, ont été organisées le 4 février dernier, 13 ans après les dernières qui datent de 2005. Cinq mois plus tard, les nouveaux élus ne sont toujours pas installés, pouvoir et opposition n’ayant pas réussi à se mettre d’accord sur les résultats. Ces deux bords politiques continuent à s’écharper, confisquant ainsi les voix du peuple souverainement exprimées dans les urnes.

Pendant ce temps, la quasi-totalité des pays voisins ont réussi à organiser des élections parfois générales, comme en Sierra Léone, et à installer les élus sans que cela ne prenne un temps interminable, sans que cela ne paralyse le pays sur une si longue période, sans que cela n’accentue les clivages tribaux, sans que cela ne se solde, comme chez nous, par des morts, des blessés et des dégâts matériels considérables.

Crise sociale, crise politique mais aussi crise infrastructurelle comme on l’a vu concernant les ponts qui s’étend également aux services de l’eau, de l’électricité, de la santé, de l’hygiène et de l’assainissement dont toutes les grandes villes sont déficitaires. La capitale Conakry, jadis « perle de l’Afrique occidentale, est devenue une immense poubelle urbaine, véritable pandémonium qui fout la honte à tous les Guinéens pour peu qu’ils soient lucides et informés de ce qui se sa passe ailleurs.

Toutes ces crises qui étranglent la Guinée se résument en une seule : la crise de confiance à tous les niveaux. Crise de confiance entre la classe politique, entre mouvance et opposition, entre gouvernants et gouvernés, entre présidence et gouvernement, entre militants et leaders, entre patrons et employés, entre élèves et maitres, entre chanteurs et mélomanes, entre chauffeurs et passagers, entre vendeurs et acheteurs, entre père et fils, entre mari et femme, entre copain et copine…

Il y a également une constance dans tout ça : la Guinée est certes pauvre et en proie à des crises permanentes, mais nous l’aimons profondément et ne l’échangerons pas contre tout l’or du monde. Peace in Guinea !


Que faut-il savoir et retenir de #ParlerCommeElie ?

On a beau avoir les étoiles du grade de Général d’armée qui scintillent sur les épaules, en bataille numérique le combat est loin d’être gagné d’avance. Elie Kamano, reggaeman guinéen autoproclamé « Général », puis « Maréchal » (sans troupe) l’aura appris à ses dépens !

Un peu plus de 72H après sa bourde commise à l’occasion de la commémoration de l’an 34 de la disparition du président Ahmed Sékou Touré, les soufflets alimentant les braises qui incendient Elie à travers le mot-clé #ParlerCommeElie ne sont toujours pas retombés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les attaques ne se font pas à fleurets mouchetés.

Genèse

Il n’est pas futile, pour ceux qui n’ont pas suivi l’affaire, de revenir brièvement sur comment un simple message commémoratif s’est transformé en un fulgurant « bad buzz » qui a déjà franchi les frontières guinéennes. Le scénario s’est déroulé en trois actes.

Acte 1 : Nous sommes lundi 26 mars, jour de commémoration du 34ème anniversaire de la mort de Sékou Touré, premier président controversé de la Guinée. Les réseaux sociaux guinéens, Facebook en particulier, sont en ébullition. Les uns voient en Sékou un héros qui a délivré la Guinée du joug colonial, les autres un tyran sanguinaire et redoutable. On s’affronte à coup de commentaires éruptifs. Elie Kamano, artiste engagé, fan de Thomas Sankara et affidé de l’activiste polémiste Kémi Séba récemment empêché d’entrer en Guinée, est sans surprise dans le camp des soutiens de l’ancien Responsable Suprême de la révolution socialiste guinéenne. A 17H, il le fait savoir sur sa page Facebook à travers une publication qui ne s’embarrasse pas beaucoup des règles de la langue de Molière. Le reggaeman affirme en substance que, « petit », il avait eu le privilège de parler au téléphone quelques fois avec Sékou Touré, rappelant que son père fut le pilote d’hélicoptère du défunt président pendant 22 ans. Jusqu’ici, tout va bien.

Acte 2 : Un blogueur avisé, Thierno Diallo, connaissant l’âge officiel de d’Elie Kamano, a la bonne idée de « fact-checker » cette « news » à 19H. Problème : Djéliman Kamano à l’état civil, alias Elie, est né officiellement en 1984, c’est-à-dire l’année exacte de la mort de Sékou Touré, le 26 mars plus précisément. C’est vrai que, nourrisson de quelques mois, on peut monter à bord d’un hélicoptère avec un président mais lui parler au téléphone et pouvoir s’en souvenir 34 ans plus tard relève de la science-fiction à la « Black Panther ». S’apercevant de la supercherie, le blogueur s’en émeut sur son mur Facebook en postant la toute première publication avec le mot-clé #ParlerCommeElie. Le bal de l’ironie et de la parodie était ainsi lancé et ne tardera pas à se propager sur Twitter.

Statut de Thierno

Acte 3 : Mardi matin, face à l’avalanche de tweets et publications Facebook ravageurs, le Général Elie risque une explication non pas sur les réseaux sociaux, mais dans l’émission « Œil de Lynx » de la radio Lynx FM. Cela permettrait à tout le monde de voir clair comme un lynx dans cette affaire, pensait-il sans doute. Mal lui en a pris. Ignorant l’adage peul selon lequel « la saison de la parole dure trois jours », Elie choisit de parler au lieu de se taire et de laisser la campagne numérique s’éteindre d’elle-même. Il confirme qu’il a bien parlé au président Sékou Touré et qu’à cette époque il avait 7 ans. Donc, mathématiquement, Djéliman est né vers 1977. Mis sous pression, il révèle que c’est en 2006 qu’il a modifié sa date de naissance pour se présenter comme le « plus jeune espoir reggaeman africain » au concours du Prix Découverte RFI. On pensait que, comme tout le monde, un Général pouvait se tirer une balle dans les pieds par erreur, mais pas couler son propre vaisseau amiral. Hélas, il ne reste plus qu’à prier qu’Elie sache nager au milieu de cet océan agité infesté de squales voraces.

Un buzz thérapeutique

La première leçon à tirer de ce « bad buzz » est qu’autant ils sont des vecteurs de diffusion de fausses informations, les réseaux sociaux constituent également de formidables outils de lutte contre les « fake news ». On peut s’en servir pour contrecarrer des contre-vérités en les confrontant à l’épreuve de vérification des faits. Dans cet exercice, plus on est nombreux et de bonne foi, plus c’est rapide et efficace. Dans un pays ravagé par des rumeurs assassines et où les coups en dessous de la ceinture sont légion, le réflexe du jeune blogueur Thierno devrait se généraliser et se pérenniser.

Cette affaire confirme également la règle selon laquelle le droit à l’oubli n’existe pas sur internet. Tout ce que vous publiez sera retenu contre vous. C’est une vérité implacable qui a  visiblement du mal à se faire accepter au pays de Sékou Touré si l’on en juge par les séries de « sextapes » qui agitent régulièrement le web guinéen.

Ce « bad buzz », plus drôle que méchant en réalité, a eu surtout le mérite d’apaiser les tensions tribales et politiques sur les réseaux sociaux. Tout le monde y a pris part sans distinction d’ethnie, de région ou de religion. Ce qui n’arrive malheureusement pas tous les jours en Guinée où les clivages ethniques, notamment entre Peuls et Malinkés, sont caractérisés  par des discours haineux alimentés par des politiciens qui ont placé l’ethnie au centre de leur stratégie de conquête du pouvoir politique.

Le buzz a agi telle une catharsis sur la jeunesse puisque survenant dans un contexte socio-politique guinéen phosphorescent marqué par une fin de grève syndicale qui failli se transformer en soulèvement insurrectionnel et une crise politique mortifère. A cela s’ajoute, un néo-anti-impérialisme et un panafricanisme nostalgique du passé que revendiquent de plus en plus de jeunes gens. La commémoration dans ce contexte de la disparition de Sékou Touré, l’un des hommes les plus emblématiques et controversés des « Indépendances africaines », ne pouvait que rallumer la mèche de la division.

Enfin, il faut également souligner que si #ParlerCommeElie a fait l’unanimité des internautes, c’est peut-être parce que la personne concernée, Elie Kamano, n’est pas Peul ou Malinké, les deux groupes ethniques dont les rivalités sont en ce moment exacerbées par la crise politique. Sinon, il est fort probable que ça aurait débouché sur une prétendue « attaque ciblée » contre un Malinké ou un Peul. Il en était ainsi, là aussi heureusement, de #BobodiChallenge, cette campagne de parodie qui avait enflammé les réseaux sociaux en avril 2017. La personne au centre de la polémique, Aboubacar Camara dit Bobodi, était Soussou.

En tout état de cause, on préfère ce buzz drôle et ludique aux messages de haine dramatiques et divisionnistes sur les réseaux sociaux et dans les landerneaux politiques. En cela, Elie Kamano nous a gratifiés d’un single exceptionnel. Si par prudence, on ne peut parler comme lui, on peut #ChanterCommeElie que c’est « La Main de Dieu » ! #PeaceInGuinea

 


Comment se prémunir contre le vol de téléphones et autres objets personnels

Deux maux ont, hélas, rendu Conakry très célèbre : l’insalubrité et les embouteillages. Mais « jamais deux sans trois » dit le proverbe. Alors la délinquance urbaine est venue compléter le trio de principales tares qui étranglent ma capitale.

Toutes les grandes villes sont certes en proie à la criminalité urbaine, à des degrés différents. Mais malheureusement Conakry est victime de lynchage vu le nombre de maux.

Livrés au chômage endémique et à l’oisiveté, beaucoup de jeunes gens ont emprunté les voies dangereuses de l’argent facile: jeux de hasard, petit trafic et vol à la tire.

Il ne se passe pas un jour sans qu’une personne ne se fasse chiper son téléphone portable dans les transports, dans la rue ou au marché, des lieux publics où sévissent en toute liberté de petits voleurs de tout poil.

Des déclarations de vol sur les réseaux sociaux

Et vous savez où les victimes se dépêchent pour faire leur déclaration de perte ou de vol ? Facebook, évidemment.

Preuve de l’ampleur du phénomène du vol à la sauvette, je ne compte plus le nombre de publications qui fleurissent sur les Murs d’amis annonçant la perte ou le vol de leurs objets personnels. Le ton des « satuts » Facebook et les commentaires qui suivent (parfois hypocrites) varie entre la résignation, « Dieu les punira un jour, ma chérie », l’insulte, « ce sont des maudits, ces bâtards » et le fatalisme ambiant, « la Guinée est foutue à jamais« .

J’ai été moi-même victime à deux reprises de vol de téléphone (mais ici, le proverbe ment: il y a bien deux sans trois… enfin je l’espère…). Moi aussi, j’avais dit que mes voleurs étaient des « maudits », des « connards », des « sans cœurs ». Mais cela n’avait pas permis de ramener mes téléphones. Alors que faire ?

Le mieux c’est essayer de tout faire pour ne pas que ça arrive. Et si ça arrive, il existe tout de même quelques solutions. Ci-dessous, je reviens sur les procédés les plus couramment utilisés par les larrons et propose des conseils pour s’en prémunir. Sans prétention d’expertise, aucune.

Au marché et dans la rue

Les marchés sont les lieux de prédilection pour le vol à la tire à Conakry. Les voleurs profitent de la cohue pour subtiliser les objets personnels des clients à leur insu. Dans ce cas de figure, Madina, le plus grand marché de Conakry et du pays, est un cas d’école.  Ils utilisent, au choix :

  • Le pick-pocket: c’est un classique. Le voleur se mêle à la foule pour vous faire les poches. Il peut tenter sa chance en piochant au hasard, sans distinction de proies. C’est  un peu comme la pêche à la ligne : il jette son hameçon, c’est à qui mordra à l’appât. C’est un vol généralement silencieux dont la victime ne se rend compte que bien plus tard. Ni vu, ni connu. Ce procédé peut également être employé avec ciblage de la victime jugée « vulnérable ». Il peut être employé ou non avec la filature.
    • Conseil : Ne jamais mettre son argent ou un objet de valeur dans une poche ouverte ou arrière. Préférer les poches avec fermeture à glissière et surtout les poches intérieures si vous portez une veste.
  • La « césarienne » : c’est une opération à cœur ouvert dont les dames porteuses de sac sont souvent victimes à Madina. Le voleur muni d’une lame déchire le sac en le « césarisant » par le bas. Il n’a plus qu’à suivre la victime pour ramasser les objets qui tombent du sac éventré.
    • Conseil : Ne jamais porter son sac à dos …au dos ou en bandoulière. Il faut toujours le mettre sur le ventre. Pour les dames, éviter si possible de se promener à Madina avec un sac de luxe. Il attire l’attention et vous risquez non seulement de le perdre mais aussi son contenu.
  • Le vol à l’arrachée : le voleur repère l’objet à dérober. Il profite de l’inattention de sa proie pour l’arracher de force et détaler. Ce procédé est de moins en moins utilisé dans les marchés depuis que les voleurs attrapés sont systématiquement lynchés et brulés vifs. Crier « Mougné tii » au marché équivaut à une mise au mort quasi-certaine. Du coup, c’est généralement dans les transports et dans les rues sombres des quartiers qu’il est employé. Ce type de vol est parfois suivi de violence, le voleur ayant peur de ne pas réussir son coup ou de rencontrer de la résistance. Les femmes et les jeunes gens sont des proies prisées.
    • Conseils : ne pas exhiber son téléphone dans un endroit isolé et peu sûr. Si vous êtes obligés de téléphoner en pareil endroit, mieux vaut le faire arrêté et non pas en marchant. Dans ce cas, se tenir contre un mur ou un poteau, le téléphone du côté de l’obstacle pour minimiser les risques. En cas de vol à l’arrachée, ne surtout pas opposer de la résistance ou poursuivre son voleur. Votre vie est nettement plus précieuse qu’un objet, quelle que soit sa valeur.
Dans les transports

Les transports constituent également un terrain propice pour la commission des larcins à Conakry.

  • Le vol à l’embarquement : tout le monde pâtit de la crise de transports en commun dans notre capitale. Aux heures de pointe c’est la guerre pour s’embarquer dans les fameux taxis jaunes, les immortels Magbana et les rares bus en circulation. Mais tout le monde n’est pas voyageur. Les voleurs profitent des mêlées dignes d’une partie de rugby pour arracher les téléphones portables. Le long de l’autoroute à Madina (encore là), les ronds-points de Cosa, Matoto ou de Bambéto sont des endroits tristement célèbres pour ce procédé.
    • Conseils : placer son téléphone en lieu sûr ou le tenir fermement dans la main. Ne jamais relâcher son attention sur ses biens dans les endroits bondés comme les arrêts de bus. Surveiller particulièrement ses poches, en y mettant si possible ses propres mains.
  • Le vol à la détourne : C’est un type de vol de plus en plus usité vu le nombre de victimes. Le procédé est simple : détourner votre attention pour vous voler. Ça se passe généralement dans les embouteillages ou lorsque vous êtes en stationnement. C’est un vol qui se fait avec au moins deux malfaiteurs. Un violent coup à l’arrière de votre véhicule, le temps de tourner la tête pour voir ce qui se passe, vos téléphones posés sur le tableau de bord se sont volatilisés. Quelquefois on vous informe faussement que vous avez une crevaison. Vous descendez voir. La minute suivante votre sac est parti. Au revoir iPhone !
    • Conseils : Toujours garder les portières de son véhicule verrouillées, les vitres montées (il est temps d’avoir une voiture climatisée si ce n’est pas le cas). Lorsqu’on cogne votre voiture ou dit que vous avez une crevaison pensez d’abord à vos biens à l’intérieur : téléphone, montre, sac, etc. Ce sont eux qui sont en danger. Ensuite prenez le temps de bien vous garer. Entre temps vous aurez attiré l’attention d’autres passants.
  • Vol à l’arrachée : ici le ou les voleurs se déplacent en moto. En général, ils ciblent leur victime qu’ils peuvent prendre en filature jusqu’à l’endroit le plus propice avant d’arracher son sac et s’enfuir. De par le passé, beaucoup de cambistes qui commettaient l’imprudence de transporter du cash en rentrant à la maison ont fait les frais de ce type de vol. Quelque fois, il s’agit d’un seul voleur. Il cible les femmes ayant plusieurs bagages qui font de l’auto-stop. Il propose à la victime de mettre ses bagages devant lui. C’est au moment où celle-ci s’apprête à monter derrière qu’il met les gaz et disparait.
    • Conseils : porter son sac sur le ventre et le tenir fermement en toute circonstance. En cas de « stop », ne jamais accepter la proposition d’un motard inconnu de mettre son bagage devant lui. Il vaut mieux payer cher un « déplacement » ou rentrer tard, mais avec tous ses bagages, que de perdre ceux-ci par soucis d’économie ou d’impatience.
Précautions générales à prendre

Dans la rue, comme à la maison, il vaut toujours mieux observer un minimum de mesures de sécurité. L’une de celles-ci consiste à être prudent et à se méfier des inconnus.

Quand on possède un Smartphone, la sagesse voudrait qu’on enregistre systématiquement ses contacts sur son compte Google (à travers son Gmail), et non sur le répertoire du téléphone, (en cas de perte ou de vol, vous pourrez récupérer au moins vos contacts), de le verrouiller, d’activer la traçabilité et de noter quelque part le numéro IMEI grâce auquel on peut tracer le téléphone et le retrouver éventuellement en cas de vol ou de perte. On peut également sauvegarder ses données (photos, vidéos, docs) dans le cloud (Dropbox, etc.).

Enfin, il existe une solution sûre à 100% pour éviter de se faire voler son téléphone dernier cri au marché Madina: il ne faut pas l’y amener si vous n’êtes pas un habitué des lieux !

Quand on a le dernier iPhone ou le dernier-né des Galaxy, il est préférable de transférer sa carte SIM sur un petit téléphone ordinaire le temps d’une course  dans ce marché.

Quelques solutions en cas de vol

On a beau être prudent ou précautionneux. Un jour, on peut tomber dans le filet des voleurs. Alors en cas de  perte ou de vol de votre téléphone, que faut-il faire ?

Certes, les chances de retrouver un téléphone perdu ou volé à Conakry sont extrêmement minces. Ce n’est pas demain la veille qu’on ouvrira ici un comptoir pour les biens « perdus – retrouvés ». Mais il existe tout de même quelques pistes à creuser pour essayer de retrouver son bien.

  • Faire une déclaration officielle de vol: Pas sur Facebook. Enfin, pas uniquement. Je sais, depuis le début de la lecture de cet article, vous vous demandez quel est le rôle des services de sécurité pour lutter contre ce phénomène de vol à la tire. La réponse est claire : il est invisible !  Les petits voleurs agissent en toute impunité, parfois au nez et à la barbe de certains agents de sécurité. Pourtant, il est tellement facile de tendre un guet-apens pour cueillir tous ces petits morveux qui font pleurer nos sœurs et nos mères à Madina…

Je disais que l’on peut cependant faire une déclaration de vol à la Gendarmerie et surtout à la Police. Si vous ouvrez votre poche, celle-ci peut ouvrir une enquête en collaboration avec l’Autorité de Régulation des Postes et Télécommunications, en lien avec les Opérateurs de téléphonie, afin de retrouver votre téléphone. Plusieurs exemples de succès me sont rapportés même si la procédure peut durer des mois. Si par malheur vous ne retrouvez pas votre téléphone, vous aurez au moins contribué à alimenter les statistiques de vols à Conakry…

  • Mener sa propre enquête : cela parait utopique mais lorsqu’on est audacieux on peut tout à fait retrouver son téléphone volé en enquêtant soi-même. Mais, je le répète, il faut de la niaque et beaucoup de baraka.

En avril 2015, à quelques jours de mon mariage, j’ai été victime de vol de mon téléphone à Madina par le procédé de la détourne. « Boum, boum, boum » à l’arrière de la voiture, je sors la tête voir, un mec vilain comme la mort m’insulte. C’est au moment de me remettre de mon émotion colérique que je me rends compte que mon téléphone s’est volatilisé. Le téléphone de quelqu’un qui se marie dans moins d’une semaine… La cata !

Je fonce directement au lieu-dit « Bordeaux » à Madina. Un petit attroupement. Je compte : un, deux, trois, quatre, cinq grands gaillards au regard vitreux. Je n’ai pas de mal à reconnaitre mon téléphone…. en pièces détachées. Le voleur du téléphone était en train de le bazarder à ses comparses. Je m’adresse à celui qui a la gueule du chef de gang et déclare que c’est mon téléphone. Pris la main dans le sac, ils reconnaissent que c’est un téléphone volé mais exigent une « rançon » fixée à 100 000 GNF pour le rendre. Je négocie et rachète finalement mon propre téléphone, que j’avais il y a à peine 20 minutes, à 30 000 francs…

Je connais également un ami qui a passé toute la journée à enquêter sur le vol de son téléphone à Madina et qui a fini par le retrouver à « Khossébaria », sur la plage située derrière le pont 8 novembre à l’entrée de la commune de Kaloum.

Certes des cas exceptionnels mais qui montrent que c’est bien possible. Si vous connaissez des victimes ou vous-même avez été victime du vol à la tire, laissez-nous un commentaire ci-dessous.


Cinq choses que j’ai apprises de Fria, cité industrielle touchée, mais pas coulée !

Image d’époque de l’usine (Noel N.)

En séjour pour la toute première fois à Fria, dans le cadre de #BlogCampFria, un événement organisé par l’association Ablogui, je découvre cette ville, célèbre cité industrielle naguère prospère, aujourd’hui plongée dans le marasme. Je vous y emmène en visite expresse, en cinq étapes.

1. Une usine à l’origine

Ce sont elles que le voyageur qui arrive de Conakry aperçoit les premières : deux chaudières éteintes et trois barres d’immeubles décatis posées sur un plateau bauxitique. Ce sont les symboles de Fria, cité industrielle naguère florissante et illuminée au point d’être surnommée « Petit Paris ». L’état de ces installations symbolise aujourd’hui la décrépitude de Fria, une ville située à 160 km de Conakry, née il y a 57 ans autour de la première raffinerie d’alumine d’Afrique à l’arrêt depuis 2012.

La légende raconte que le nom Fria vient du Soussou « Firi » qui signifie « lianes ». Fria serait donc « l’endroit où il existe beaucoup de lianes »…

L’histoire, elle, enseigne que c’est à la fin des années 1950 que le village de Kimbo, de moins de 200 habitants, a cédé sa place à l’unité industrielle, Friguia, construite par un consortium amené par la française Pechiney. Dans la foulée, trois barres d’immeubles de neuf étages chacun sortent de terre pour abriter les quelques 1 200 travailleurs expatriés de l’époque. D’autres logements appelés « cités » seront créés pour loger tous les employés nationaux et africains.

Une ligne de chemin de fer pour évacuer l’alumine relie Conakry à Fria, un hôpital moderne, de nombreuses installations sportives et ludiques et une piste d’atterrissage voient le jour au bonheur des employés de l’usine, de leurs familles, et de tous les habitants de Fria qui bénéficient également de l’eau et de l’électricité en permanence.

Un petit coin de paradis dont s’enorgueillissaient les fils de Fria jusqu’à fin 2011, année à partir de laquelle l’usine commence à toussoter avant de s’arrêter net en 2012 à la suite d’une série de grèves des travailleurs demandant une revalorisation salariale.

Mais Fria, c’est Friguia. Entre 2 500 et 3 000 emplois directs et indirects dépendaient de l’usine, soit une masse salariale de près de 6 milliards de francs guinéens par mois. De quoi alimenter et faire vivre l’économie locale. L’arrêt de l’usine est donc à la fois un désastre économique et social pour les 120 000 « Friakas ». C’est le début de la descente aux enfers que l’on connaît.

  1. A Fria, le sport est roi

Fria constitue à coup sûr le porte-flambeau du sport en Guinée. Les sportifs de la ville sont présents à toutes les compétitions sportives nationales. Preuve éloquente, le porte-drapeau de la délégation guinéenne aux derniers J.O de Rio venait d’ici.

Héritage laissé par l’usine, toutes les disciplines sportives sont pratiquées à Fria : foot, basket, athlétisme, natation, judo, karaté, etc. Parmi les installations sportives, la cité compte une piscine olympique aujourd’hui asséchée, obligeant les nageurs à aller s’entraîner dans les eaux du fleuve Konkouré, à 7 km de là.

Un dynamisme sportif et culturel toujours vivant néanmoins.  Loin de l’image misérabiliste de la ville qui circule sur Internet et à Conakry depuis l’arrêt de l’usine. Sur place, j’ai vu plutôt des jeunes gens vivants, souriants, visiblement sains.

  1. Fria, fragile mais résiliente

La fermeture de l’usine a certes laissé un goût amer aux habitants de la cité d’alumine mais leur a également servi de leçon : c’est une grande erreur que de dépendre intégralement de l’usine. Les Friakas ont compris qu’ils sont chez eux, n’ont nulle part où aller et qu’il faut s’adapter à la nouvelle donne, être résilients. D’où la floraison d’ONG, de PME, des coopératives et des groupements (artisans, maraîchers, etc.) afin de vivre indépendamment de l’usine.

La multiplication des initiatives agro-pastorales a permis par exemple la création de huit fermes avicoles entre 2012 et 2017 avec entre 500 et 2 000 têtes chacune. Parallèlement, le savoir-faire accumulé des ouvriers de l’usine est mis au service des populations, Fria comptant parmi les meilleurs menuisiers métalliques du pays, les meilleurs électriciens, mécaniciens… et probablement les petits voleurs de matériels mécaniques et de carburants les plus futés, comme c’est courant dans la plupart des unités industrielles !

Un combat pour la résilience qui se joue également sur le front social et culturel. Une ONG, « Fria Relève-Toi », créée après 2012 par des ressortissants de Fria, multiplie les actions caritatives. Fin décembre 2016 elle a organisé un important festival de musique pour soutenir la ville et est à l’origine d’un superbe clip vidéo intitulé « Fria relève-toi » chanté par un collectif d’artistes guinéens parmi les plus célèbres du moment.

  1. Kaleta a apporté de l’eau au moulin

La réalisation de la centrale hydroélectrique de Kaléta, située une quarantaine de km en amont de Fria sur le fleuve Konkouré, a été une formidable bouffée d’oxygène pour la cité. Depuis 2015, la ville respire. Conséquence directe de l’arrêt de la raffinerie, l’électricité, et dans une moindre mesure l’eau, n’étaient plus fournies aux populations provoquant de graves remous sociaux.

Heureux hasard du calendrier, c’est au moment où le dernier groupe électrogène de l’usine s’arrêtait, interrompant ainsi le pompage de l’eau dans les robinets, que le courant de Kaléta a été lancé en août 2015.

Désormais l’électricité est fournie en permanence permettant ainsi de relancer le petit commerce de blocs de glaces que les femmes vendent aux vendeurs de poissons dans les marchés hebdomadaires alentours.

  1. Un espoir au goût de l’alumine

Le rêve que caressent tous les employés de Friguia est de voir de nouveau la fumée sortir des chaudières rouillées de la raffinerie. Cet espoir existe.

L’Etat guinéen et l’entreprise Rusal (exploitant de l’usine) ont trouvé un accord en avril 2016 selon lequel la production sera relancée en avril 2018. En attendant, des travaux de maintenance sont en cours pour dérouiller et dégripper les machines. La raffinerie redémarrera avec une production de 650 000 tonnes d’alumine l’an pour atteindre, à l’horizon 2026, plus d’un million de tonnes annuelles.

Aujourd’hui,  travailleurs, autorités, populations locales ont tous les yeux tournés vers cette échéance de 2018 avec l’espoir de voir de nouveau s’animer l’âme de « Petit  Paris » que les branchés de Conakry partaient visiter, sans visa, le temps d’un weekend. Mais tous sont conscients que rien ne sert plus jamais comme avant. Fria, forever !

Ci-dessous des images anciennes et actuelles avec les installations de l’usine et les barres d’immeubles (photos transmises par Noel N.)