Dans la fièvre de la fête, on perd la tête
De cette journée du jeudi 30 décembre 2010, je m’en souviendrai pour longtemps, très longtemps. Pour un « jeudi noir », il ne pouvait être autrement pour moi !
Tout commence par ce foutu dossier que je devais absolument déposer quelque part « En Ville ». Hier mercredi, les 35° à l’ombre de Conakry et la douloureuse épreuve de trouver un taxi avaient finalement eu raison de mon courage. Ce jeudi, délai de rigueur, il fallait donc être stoïque pour partir. J’ignorais totalement qu’en plus d’être stoïque, j’allais souffrir le martyre.
Comme pour chaque fin d’année, Conakry est en effervescence. Tout le monde, ou presque, est dans la fièvre de la fête. Chacun règle les derniers détails avant le fameux « 31». A 7H pile, je suis déjà à la Plaque (bord de la route). Les carrefours affichent plein. Emprunter un taxi est une véritable foire d’empoigne. Pour éviter la cohue, je décide de m’excentrer, histoire de trouver un « clando » en quête du prix du carburant. A quelques pas, je tombe sur un taxi vide dont le conducteur s’égosillait « En Ville ! En Ville ! » à tue-tête. Une aubaine pour moi. Je m’y engouffre prestement et prends place sur la banquette arrière. Très vite, deux femmes d’âge mûr et une go de 14 ans à tout casser, me rejoignent. Une autre femme complète le nombre « légal » de passagers en occupant la « place escroc » de devant. Le chauffeur a bien sûr refoulé un sixième passager, à contrecœur. En fait, un contrôle de police n’est pas loin.
On peut donc bouger. Mais, entre temps, le taxi s’était éteint. Sans essayer de redémarrer, le chauffeur descend et hèle deux jeunes « Cokseurs » pour l’aider à pousser. Ils se joignent à lui et, sur une petite distance, la voiture s’allume. Le chauffeur fait un « merci » de la main, sans s’arrêter. Les deux jeunes, qui s’attendaient certainement à un billet de 500 FG comme récompense, lui répondent avec le majeur de la main en forme de piquet. Pendant ce temps, les trois femmes qui m’entourent recevaient et passaient des coups de fil à qui mieux-mieux. Dans la bouche de la go, s’échappaient, par saccade, des mots comme « boite », « robe » ou « chaussures ». Une autre femme, à la peau de panthère sous l’effet de la dépigmentation, lançait des « ne bouge pas, j’arrive » ou encore « si je ne te trouve pas surplace, ça va mal se passer demain ». Elle paraissait archi pressée, faisant la bouche fine à chaque ralentissement du taxi.
En plein embouteillage, celui-ci s’éteint carrément. Le chauffeur explique, dans un monologue, que le « ralentit » ne marche pas. Je descends. Avec deux piétons sollicités par le taximan à coups de supplications, on fait démarrer la voiture. Cette fois, les femmes pestent en concert contre le chauffeur. A la prochaine station, il bifurque pour faire le plein de carburant. Il explique au pompiste qu’il ne peut pas lâcher l’accélérateur pour descendre et le prie de mettre de l’essence pour 30 000FG. Celui-ci, pistolet à essence en main, essaie d’ouvrir le bouchon du réservoir. Le taximan lui dit que le réservoir est dans le coffre de la voiture, un bidon de 20 litres. D’une main le pompiste ouvre le coffre qui se referme aussitôt, les amortisseurs ayant foutu le camp depuis belle lurette. De l’intérieur, je mets ma main droite pour l’aider à le soutenir. Au moment de refermer, j’étais distrait par une nouvelle montée de fièvre entre le taximan et les passagères. Pan ! Le pompiste referme la portière sur quatre des mes doigts coincés sur les bords. Je pousse un cri strident. Le chauffeur, le pied toujours sur sa pédale, sort la tête et crie au pompiste qu’il a coincé les doigts de quelqu’un. Celui-ci prend au moins 15 secondes pour rouvrir, une éternité pour moi ! Le chauffeur se confond en excuses en voyant mes doigts aplatis et sanguinolents. Les femmes, restées sur place, se bornent à pousser des « Eh ! » et des « Ah ! ». La « panthère » me reproche même d’avoir posé ma main où il ne fallait pas. Je reste coi, en dépit de la douleur lancinante.
Trois cents mètres plus loin, le taxi fait rebelote. Tout le monde menace de débarquer, mais personne ne passe à l’acte devant l’impossibilité de trouver un autre véhicule pour continuer. Cette fois, c’est un policier et un autre piéton qui se collent à l’épreuve de l’allumage. Les autres automobilistes arrosaient le chauffeur des noms d’oiseaux dans un concert de klaxons. Pour la première fois, il décroche son téléphone qui sonnait désespérément et se lamente : « toi aussi, sois compréhensive. Tu l’auras, mais le taxi me cause des soucis énormes. Un peu de patience chérie ». Malgré la clémence du climat de ce jeudi, il suait à grosses gouttes.
A notre arrivée En Ville, il était déjà 11 heures. Soit trois heures pour couvrir les 18 km qui me séparent de Kaloum. Nous payons le transport au taximan, avec le cœur gros comme le Kakoulima. Immédiatement, les femmes courent rejoindre leurs correspondants, la tête déjà à la fête, au figuré comme au propre. Pour ma part, je file direct dans une pharmacie pour chercher à calmer la douleur. Une fois de l’autre côté de la route, je jette un dernier regard sur le maudit taxi. Le chauffeur était entrain de le pousser tout seul, agrippé sur le volant, la portière ouverte.
Commentaires