Lectures déambulatoires dans les rues de Conakry
Matin frisquet de fin décembre. Le klaxon strident du train minéralier, faisant écho à la voix amplifiée du muezzin, déchire l’aube naissante dans une chorale sublime. Une ombre en haillons faufile entre deux murs, une planche garnie de baguettes de pain en équilibre sur la tête. A l’est, le soleil, l’air timide, entame l’ascension harassante du mont Kakoulima. Conakry émerge progressivement de son lit, drapée d’un épais voile formé par les volutes de poussière et de fumée s’échappant des vieilles guimbardes devenues le décor de la ville.
Comme à l’accoutumée, je suis débout dès potron-minet. Baskets aux pieds, maillot de jogging au dos, je mets à profit quelques jours de congé de fin d’année pour dégonfler une petite bedaine qui commence à s’installer sournoisement me flanquant un aspect d’officier des douanes africain. La pente raide sur la route qui traverse notre quartier est une sacrée aubaine. Je vous en dirai des nouvelles, l’année prochaine…
Cette activité sportive, sporadique, est également une aubaine pour redécouvrir Conakry sous un autre jour : celui de l’écriture et des inscriptions urbaines.
Ça a l’air totalement badin mais ma curiosité innée et mon amour acquis pour la lecture m’ont permis de comprendre que Conakry est un véritable livre ouvert. On peut y lire les transformations continues de la ville, son essor économique, ses fantasmes et ses codes mais aussi ses douleurs et ses plaies cicatrisées ou encore ouvertes. Pour peu qu’on y prête attention, Conakry parle à celui qui écoute, instruit celui qui lit.
Pour s’en rendre compte, le meilleur moyen est de déambuler dans les quartiers, de préférence à pied.
Sur les deux principaux axes routiers de la capitale, les autoroutes Fidel Castro et Leprince, le florilège des affiches publicitaires géantes témoigne de l’entrée de la ville de plein pied dans la société de consommation qui s’universalise. Ici, un panneau d’opérateur de téléphonie mobile annonce des tarifs mirobolants, là une société de paris incite à miser gros pour toucher le jackpot. Miroir aux alouettes pour une jeunesse en proie au chômage, déchirée entre espoir de rester et rêve de partir.
Entre les deux affiches, brusque changement de thème : un Alpha Condé candidat, costume-cravate, étale sur 18 mètres carrés de vinyle un sourire photoshopé. Le slogan de campagne qui barre le panneau est sans appel : « Le progrès en marche ». Ma curiosité également, Monsieur le président. En avant.
Plus loin, sur les hauteurs de Bambéto, une main anonyme a tracé à la chaux sur un pan de mur branlant : « Vive l’UFDG ». A côté, on distingue le dessin maladroit d’un lance-pierres. Mieux que quiconque un gendarme de Conakry sait interpréter ce « message » dans ce quartier qualifié, à tort ou à raison, de « contestataire ». Le « combat » politique s’étale à ciel ouvert.
Redescente dans cet autre quartier de banlieue : Sangoyah. Une épaisse couche de poussière ocre tapisse les toitures des maisons en taules ondulées. Quand les ruelles sont bitumées, elles mènent généralement chez un ancien dignitaire du pouvoir. Mais shiitt, mieux vaut se taire car comme partout ailleurs, les murs ont des oreilles. Mieux, ici ils parlent !
Justement à l’angle des deux rues, on peut lire au mur, écrit par un riverain dans un français approximatif, « interdit de jeter des ordures ici, amende 150.000 FG ». Une interdiction que portent quasiment tous les murs de Conakry. Elle matérialise le conflit entre voisins autour de la gestion des déchets que l’on balance où l’on peut, faute de collecte et de circuits de ramassages organisés et efficaces.« Interdit d’uriner ici » est l’autre inscription qui décore les murs des quartiers ; baromètre de l’absence de toilettes publiques.
Au-delà du montant de l’amende qui varie suivant la courbe de l’inflation (dans le années 90, elle tournait autour de 5.000 francs), les deux formules sont souvent complétées par une menace de sévices corporels auxquels s’exposent les contrevenants. Ainsi, on retrouve les variantes : « interdit d’uriner ici, amende 100.000 francs, plus 50 coups de fouet », «amende 200.000, plus bastonnade », « amende 50.000, plus 2 heures de combat ». La meilleure que j’ai trouvée, est celle qui, pour souligner la rigueur de la punition, était illustrée d’une image montrant une paire de ciseaux qui coupent un pénis urinant. Aïe !
Douloureux aussi est le pari fou de ce… malade mental qui prend les fondations de l’échangeur de l’aéroport Gbessia pour un tableau qu’il s’acharne à peindre à la craie ou au charbon de bois. Des bouts de phrase sortis des méandres de son imagination alternent avec des célèbres proverbes et des citations d’auteurs connus. Un monologue en écriture, le temps que l’impitoyable flotte de Conakry lave les murs du pont. Puis, notre artiste se remet à l’œuvre, et le cycle recommence.
Les taxis, eux, ont choisi l’encre indélébile pour faire parler leurs engins sans âge. Si à Dakar, les taxis-ville arborent une queue de vache à l’arrière-train, ceux de Conakry sont porteurs de messages. Messages de gratitude à l’endroit du Seigneur, « Grâce à Dieu », aux parents, « Grâce à ma mère », ou à un obscur bienfaiteur, « merci maitre ». Ces bout de phrase peints sur les véhicules en disent long sur la traversée du désert de leurs propriétaires qui ne cachent point leur joie d’en sortir. Sur un taxi inter-urbain au décor exubérant, l’on précise que c’est la réussite de « l’enfant de Horé-Fello ». Un Magbana suranné porte, lui, tout « l’espoir de Banamorydougou ».
Un poids lourd au moteur fatigué ploie sous des tonnes de bananes plantain en provenance du sud du pays. Si l’on se fie à l’inscription haut placée sur la cabine, c’est « Jack Bauer » qui est au volant. En réalité, Maitre Niankoye, éreinté par le trajet difficile et brulé par le soleil de Faranah puise dans ces dernières réserves d’énergie pour livrer sa cargaison fragile au marché forestier de Tanéné à Conakry.
« Bonne chance », en lettres capitales, barre tout le flanc gauche d’un «School bus surchargé en route pour Kankan. De la chance, en a vraiment besoin la centaine de passagers de cet ancien autocar américain dans lequel pétaient, jadis sur les routes du Mississipi, une trentaine d’écoliers américains. On continue, certes, à péter dans cette épave d’autocar sur les virages en épingle de Yombokouré, mais pour d’autres raisons…
De l’Amérique, nous vient également Madonna, en posture lascive sur un poster qui colonise les taxis. On se croirait à la veille d’un concert de la superstar à Conakry, ville qu’elle ne saurait même pas géolocaliser sur son Google Earth.
Ce sont des banderoles en percale, tendues entre deux poteaux, qui annoncent les concerts à Conakry. Fantaisies d’écritures et fautes d’orthographe se disputent la vedette sur ces bouts de tissus qui inondent les axes routiers. Les enseignes d’échoppes de quartier, d’atelier de couture et de coiffure, sont le porte-étendard de ce massacre organisé de l’orthographe. Ici, la prononciation d’un mot passe avant le respect des règles d’écriture. Qu’importe ! « Pouleh rauty » ou « poulet rôti » ne change pas la saveur de votre plat dans ce resto de banlieue.
Conakry est dépourvue de graffitis, excepté quelques inscriptions murales que l’on rencontre par exemple au quartier Wanindara, inspirées par le lointain hip-hop américain des années 90 que de petits délinquants tentent de perpétuer. A Kaloum, au centre administratif, les murs témoignent de la guerre des factions de jeunes manipulés par les politiques locaux.
Désignée capitale mondiale du livre en 2017, Conakry offre d’ores et déjà une littérature murale riche et diversifiée. Un livre dont chaque coin de rue est une page ouverte. Il suffit de lever le regard pour en saisir le sens. Bonne lecture et bonne année 2016.
Commentaires