Lettre post-mortem à mon ami Boubacar Diallo
Mon très cher ami Boubacar Diallo,
Tu m’obliges à t’écrire cette lettre posthume en utilisant le passé ; exercice bouleversant pour moi. C’est dans mes larmes que je trempe mon stylo pour tracer ces lignes. Je tente d’exorcise le mal qui me ronge. De chasser cette boule de feu coincée dans ma gorge. J’essaie, en vain, de combler le grand vide que tu me laisses.
« Man » (c’est comme ça on s’appelait non ?), tu es parti ! Oui, tu es parti à jamais ! Nous venons de t’accompagner à ta dernière demeure ce vendredi 17 juin 2011. Tu reposes désormais, et pour l’éternité, au cimetière de Sangoyah-Marché à Conakry. Loin de Tougué de tes parents, loin du Sénégal de ta naissance et de ton enfance, loin de Labé de ton adolescence et de tes études scolaires et universitaires. J’ai du mal à le croire ! Pourtant c’est vrai, tu t’en es allé définitivement. Grande est ma tristesse, immense est mon chagrin en ce jour !
Une foule compacte à la mosquée de mon quartier où tu es arrivé ce vendredi dans une caisse recouverte des couleurs nationales. Signe de respect et de reconnaissance. Nos amis de l’Université sont venus, les yeux perlés. Tes parents sont là. Ta mère, entourée de tes sœurs, Binta et Maïmouna, tente d’encaisser le coup avec peine. Ta fiancée Halimatou Baldé est également présente. Elle a le regard perdu, les yeux gonflés. Elle est inconsolable depuis deux jours. Tes compagnons d’armes sont également venus en nombre. Ils ont déployé des gros moyens. L’hommage qu’ils viennent de te rendre à l’Etat Major de la Gendarmerie est digne de celui d’un Colonel ou d’un Général. Le cortège funèbre s’est ébranlé pour le cimetière sous la mélodie déchirante des pleurs et de la trompette.
Mais « Man », pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi t’es parti sans me prévenir ? Pourtant, on avait un programme toi et moi. Je devais éditer la carte de faire-part de ton mariage prévu pour ce vendredi 24 juin. « Man, je compte sur toi » ! N’est-ce pas ce que tu m’avais dit au téléphone à ce propos le jeudi 9 juin à 20 heures ? J’avais promis de faire la carte, mais j’étais loin d’imaginer que tu ne la recevras jamais. Que tu n’auras pas besoin d’elle. J’ignorais que c’était là notre dernière conversation…
Ce mercredi 15 juin au matin, je m’apprêtais justement à t’appeler pour quelques détails concernant la carte. C’est alors que j’ai reçu le terrible coup de fil de Binta Diallo : « Alimou, notre ami Boubacar est décédé dans un accident » ! Tout de suite je ne l’ai évidemment pas crue. Je ne comprenais pas bien ce qu’elle me disait. Quel Boubacar ? Suis-je parvenu à articuler. Binta ne pouvait plus parler. Elle a juste pu dire « appelle son numéro ». Eût-elle parlé davantage, je ne l’aurais pas comprise, tétanisé que j’étais à mon tour. Machinalement, j’ai composé ton numéro. Au bout du fil, ton cousin Mamadou Alpha Baldé m’a répondu avec les pleurs et lamentations des femmes en fond sonore. J’ai chancelé puis la brume a couvert mes yeux.
C’est à Sangoyah chez ton oncle Elhadj Kenda que les salutations d’usage ont été organisées. Beaucoup de monde. Des femmes qui se lamentent, des hommes aux yeux humides. Ta mère, que dis-je, NOTRE chère mère, Nénan Aïssatou Diallo était là. Elle avait précipitamment quitté Labé en apprenant ton accident de moto le mardi aux environs de 20 heures. « Voici mon fils Alimou » a-t-elle crié d’une voix étouffée en m’apercevant. La phrase m’a littéralement transpercé. Je n’ai pas pu soutenir son regard. Ta fiancée Halimatou Baldé était également là. Celle-là même dont tu me parlais la dernière fois qu’on s’est vu. « Man, je l’aime et je crois qu’elle me convient comme femme » m’avais-tu confié. Je lui avais alors parlé au téléphone par ton entremise. Je l’avais trouvée aimable. Halimatou est inconsolable depuis que t’es parti, Boubacar.
Tristes sont aussi nos amis de l’Université. Informés par téléphone de ton « départ », ils ont immédiatement rallié Sangoyah. Maouloud, Douah et Rahim sont venus presque ensemble. Les deux Binta, Diallo et Seck, puis Aminata et Abass nous ont rejoints un peu plus tard. Retrouvailles émouvantes, spectacle déchirant ! Les autres ont tous été tenus au courant soit par téléphone, soit par Internet à travers notamment le Groupe CAECUL sur Facebook. J’avais aussi pris le soin d’envoyer un SMS à Saliou Dian qui est au village à Satina. Elle est désemparée.
« Boubcar » (ainsi t’appelait notre prof d’anglais, Meghan Gallagher), c’est en février 2004 que nos chemins se sont croisés au Centre Universitaire de Labé à Hafia. Je me rappelle comme si c’était hier le jour où l’on a échangé pour la première fois. T’avais, comme à ton habitude à l’époque, une casquette grise vissée sur la tête. A ton accent, j’ai vite compris que tu venais du Sénégal. « Boubacar sénégalais », se plaisaient à t’appeler nos amis de MIAGE. Souvent, tu tentais de les rectifier en voulant cacher ton accent Ouolof sans le réussir. Notre amitié a commencé là. Nous l’avons définitivement scellée lorsque tu es venu habiter avec moi à « La Cité Parisienne » après le départ de Saïdou qui avait choisi de rejoindre ses potes à l’hôtel.
Cherif, Lamine (Grand Frère), Mamady et moi-même avions trouvé en toi un compagnon de rêve. Ton calme, ta docilité et ta gentillesse nous avaient tous emballés. Nous avions surtout trouvé en toi un véritable cordon bleu. Tu avais professionnellement modifié le goût fade de nos sauces en apportant ton savoir-faire culinaire. J’étais le plus maladroit parmi tous et tu te moquais gentiment de moi quand je me vantais d’être un « spécialiste en omelette » ! Pendant ce temps, la préparation du mafé Hako (sauce feuille), du mafé Tiga (arachide), la soupe…n’avait pas de secret pour toi. Nous te faisions des remarques du genre : « ta femme aura des problèmes pour te nourrir mon ami ». Tu répondais en riant que tu lui apprendrais la cuisine s’il le faut. Même Saliou Dian (Zal Dian pour toi) et Batoma qui nous donnaient régulièrement un coup de main respectaient « ta marmite ».
Mon cher ami Boubacar, à Hafia nous nous étions vite trouvés des affinités, des points communs comme l’amour de la radio et la lecture. Nous discutions sans cesse des sujets d’actualité couchés sur nos lits superposés, dans les nuits glaciales de décembre. Tu occupais le Numérateur, moi le Dénominateur. Nous rations rarement une édition de « Journal du Proche et du Moyen-Orient » sur RFI avec Kamel Jaïder. Tu es le premier à me révéler en 2005 l’existence d’un certain Barack Obama, Sénateur américain d’origine kenyane. Nous reprochions ensemble à Saliou Dian de ne pas s’intéresser à l’actu. Elle finira, sous la pression, par acheter un transistor à Labé.
Après notre transfert à Labé-ville (à cause de Jet Lee), nos journées étaient rythmées par la navette, à pied, entre Daka, Pounthioun et l’Ecole d’Application où nous recevions les cours. Toi, moi et Saliou Dian formions un groupe très soudé et complice. Te souviens-tu des « pique-niques de mangues » que nous organisions à trois chez moi à Pounthioun? Des virées que nous faisions chez ta mère à Daka ? La maman nous obligeait à rester pour manger, se montrant soucieuse de notre situation d’étudiants. Elle nous défendait de nous promener sous le soleil, se préoccupant de nos moindres faits et gestes. Enfin, elle aimait à nous répéter : « cherchez à épouser une femme mes enfants, l’espérance de vie de votre génération est trop courte » ! Parole prémonitoire d’une mère. Tu es parti à une dizaine de jours de ton mariage !
Man, c’est toi qui as développé mon goût pour le cinéma. T’étais un cinéphile indécrottable qui me résumait des dizaines de films, de la passion à l’action : Man On the Fire, Enough, j’en passe…La série 24 heures chrono faisait partie de nos favoris. Un seul épisode manqué équivalait à une journée entière de dépit. Les prouesses de Jack Bauer et le génie de Chloé O’Brian nous fascinaient. Je n’osais résister à tes invitations au cinéma Daka pour voir un film. Des noms d’acteurs comme Denzel Washington, Samul L. Jackson ou Will Smith me sont devenus familiers grâce à toi.
Côté études, t’avais une inclinaison pour les Maths, bien que nous fassions Anglais-Bureautique au début. C’est tout naturellement que tu décrochais souvent la plus haute note en Statistique et Comptabilité. Lors des grèves récurrentes que nous organisions pour dénoncer nos conditions de vie et d’études, tu as toujours été à mes côtés. Galvanisés que nous étions par les grèves générales de janvier-février 2007 qui avaient secoué toute la Guinée, les esprits s’échauffaient assez souvent entre étudiants concernant la marche à suivre. Tes conseils m’ont été précieux alors que j’assumais le poste de porte-parole du Conseil des Etudiants.
Mon cher ami, c’est ensemble que nous critiquions le comportement néfaste de l’Armée guinéenne. Surtout après les évènements de 2006 et 2007. Pourtant, tu viens de nous quitter avec le grade de margis-chef en service au Ministère de la Défense Nationale. Là, était ton destin. A l’Université, on avait tenté, toi et moi, plusieurs fois de décrocher un visa d’étudiant pour la France. Nous obtenions à chaque fois des inscriptions dans les universités. Toi à Valenciennes en AES, moi à Caen en Langues. Nous finissions toujours par nous heurter à la barrière financière. On abandonnait pour reprendre l’année suivante. Même chose pour la DV Lottery. Tu m’encourageais à jouer : « Man, tant que je vis je jouerai à la loterie américaine», me disais-tu. Cette année encore t’avais joué, je sais, mais même si tu gagnes tu n’iras pas en Amérique ! Le Tout Puissant Allah, t’a choisi une autre destination. Comme notre amie, la regrettée Kindy Diallo en décembre 2009.
Notre diplôme de Maitrise en Administration Générale en poche, l’armée était donc la cadette de tes pensées. Mais tu as fini par te plier aux jonctions répétées de ton oncle maternel, Ibrahima Diogo Diallo, pour intégrer la Gendarmerie en 2008. Les vibrant succès que tu n’as cessé d’y collectionner ne m’ont guère étonné, te connaissant. Ton nom est connu dans toutes les unités de la Gendarmerie. Récemment, tu me soufflais prudemment que tu étais pressenti « gagnant » d’un concours pour l’école militaire de Melun en France…
Personne ne peut échapper à son destin, nous dit-on. Tu n’aimais ni la moto, ni l’Armée (au début). Pourtant, tu as quasiment succombé au champ de bataille sur une moto ! Après le flou qui a régné sur les circonstances exactes de l’accident qui t’a emporté, des témoignages concordants affirment que tu as heurté un piéton à Sonfonia T6. Tu revenais à l’Ecole Nationale de la Gendarmerie dans la nuit du 14 juin 2011, après une permission dans le cadre de préparation de ton mariage. C’est dans la matinée du 15 juin, à 7 heures, que tu as rendu l’âme au CHU de Donka. Le piéton en est sorti, lui, avec une fracture de la mâchoire et des contusions aux hanches, m’a-t-on rapporté.
Mon cher Boubacar, j’ai mille et une choses à te rappeler, mais cette lettre commence à être longue. Je sais que là où tu es, tu as tout le temps devant toi ! Je garderai de toi l’image d’un ami fidèle, généreux, honnête et sincère qui a su être mon confident des années durant. Je n’oublierai jamais ton sourire éclatant et ton esprit fertile. Notre religion, l’islam, nous défend de verser des larmes sur le mort, mais honnêtement j’ai du mal à sécher les miens. C’est trop pesant pour moi.
Je m’associe à notre chère mère, Nénan Aïssatou, à tes petites sœurs, Ramatou et Binta, à Saliou Dian ainsi qu’à tous nos autres amis pour prier pour toi. Comme pour mon petit neveu Abdoulaye à côté de qui tu reposes désormais, j’érige une stèle dans mon cœur pour ne jamais t’oublier. Man, à la vie à la mort, je te garderai en mémoire jusqu’au jour où jour où je te rejoindrai. Que ton âme repose en paix.
A dieu mon cher ami !
Alimou
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