Lettre à mon frigo !
Mon «cher» frigo,
C’est à la lumière blafarde d’une lampe chinoise agonisante que je t’écris cette lettre. J’espère qu’elle te trouvera en l’état, c’est-à-dire en un morceaux. Dans le cas contraire, ton destin en terre africaine de Guinée était, de toute façon, de finir à la casse, en pièces détachées ou, pire, dans une décharge à ciel ouvert.
Voilà près d’une semaine que nous nous sommes séparés après huit mois de cohabitation pas franchement amicale. Aucun service rendu ! Je ne te regrette point. Je ne te cache pas que j’en avais marre de ta présence futile et qu’il fallait donc mettre un terme à cette désagréable promiscuité. Tu m’encombrais inutilement. Quel désenchantement !
Octobre 2012. Sentant mon niveau de vie emprunter, enfin, une courbe ascendante après avoir côtoyé, durant de longues années, les valeurs négatives (à mon corps défendant), je pris sur moi la décision de mettre un peu de fraicheur dans ma vie en t’achetant. Tu venais de Bruxelles et tu étais présenté par le revendeur, véritable marchand de tapis, comme une «occasion en or». Je t’acquérais avec grande espérance.
Espérance de pouvoir étancher ma soif avec de l’eau fraîche, de manger en deux jours quelques lasagnes de bœuf (et non de cheval, je tiens à le préciser) en conserve, de prendre un yaourt en dessert, de mordre dans une pomme non ratatinée ou encore de pouvoir siroter un rafraîchissant verre de jus d’hibiscus tropical.
Espérance aussi de vivre un fantasme d’adolescence
J’ai passé une bonne partie de mon adolescence dans une concession en banlieue de Conakry où, dans les années 1990, nous faisions partie des rares habitants du quartier à posséder une antenne parabolique pour capter les images des télévisons étrangères. Les transitions publicitaires entre les programmes télés montraient d’appétissantes friandises, des pommes fraîches et des surgelés qui nous faisaient baver d’envie, mes amis et moi.
« Dans quelques années nous aurons tout ça chez nous, dans nos congélateurs », se consolait-on entre potes envieux.
Dix-huit ans plus tard, en dépit d’un changement de statut (et une tentative pour l’habitude alimentaire :-p), je n’ai toujours pas ça chez moi, dans mon congélateur.
Par ta faute, maudit frigo ! Je ne t’ai quasiment jamais vu allumé. Jamais entendu. Aucun ronronnement. Toujours silencieux, nuit et jour. Muet comme une carpe. Avec ta carapace d’un blanc laiteux, tu étais sempiternellement recroquevillé sur toi-même dans ce coin de ma chambre que tu colonisais injustement. Pas parce que tu était en panne. Tu pétais la forme, mais tu refusais obstinément de t’allumer et de me rafraîchir.
Après les longues journées de travail, les embouteillages ankylosant de Conakry, je rentrais chez moi dégoulinant de sueur, haletant de soif. Déshydraté. Mon envie irrésistible de prendre un rafraîchissant n’avait d’égale que la déception et la colère qui m’envahissaient après avoir ouvert ta porte pour tomber sur une chaleur suffocante venue de tes entrailles. Même déception le matin au réveil quand je caresse le désir de recharger mes batteries avec un verre de jus d’orange. Pourtant, un frigidaire, à ce que je sache, ça doit cool, dans le vrai sens du terme. Tu ne l’as jamais été, cadavre de frigo !
Combien de boites de conserves infectes, de plats de salade détériorés et des fruits pourris j’ai dû extraire de ton ventre pour la poubelle ? Salmonellose et fièvre typhoïde sont des cochonneries que tu as voulu me refiler à maintes reprises. J’ai résisté. Je voulais beurrer ma vie, tu t’acharnais à m’ôter celle-ci ou m’envoyer dans un lit d’hôpital-mouroir de Conakry. Tu es cynique, petit frigo.
Un frigo, un bureau ou… une armoire à chaussures ?
Malgré cette relation pour le moins … glaciale entre nous, j’ai vainement essayé d’être tolérant et même conciliant avec toi. J’ai voulu te garder, te rendre utile en te trouvant un autre job, une autre utilisation par substitution. D’abord je t’ai essayé comme table à manger : tu étais trop haut, donc inadapté. Plan de travail : ta surface glissante rendait improbable toute stabilité. Armoire pour ranger les habits et chaussures : exigu et trop humide, tu pourrais foutre en l’air mes falzars new-look de nouveau Chargé de communication.
Alors j’ai préféré te foutre hors de ma vue pour respirer la chaleur à pleins poumons et remâcher tranquillement ma soif inextinguible. Un sort que partageront très bientôt tes anciens voisins, notamment le téléviseur, qui me regarde plus que je ne le regarde, et le ventilo aux pâles immobiles. Tu as juste ouvert la voie.
Appareils électriques : sans pitié je vous foutrai à la porte un à un. Y compris ces ampoules-toujours-éteintes, ce PC et ces téléphones qui se croient invulnérables. J’arracherai prises et interrupteurs, rallonges et thermoplongeurs pour vous plonger dans les abysses des décharges obscures de Conakry, puisque vous ne servez quasiment à rien. Traîtres que vous êtes.
Mon souci est de trouver une remplaçante à ma chère bien-aimée lampe chinoise aujourd’hui à l’agonie. Car même sa lumière, quoique blafarde, m’est préférable à votre présence futile. Ça au moins c’est clair. A dieu « cher » frigo !
Glacialement.
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