Lettre de Paris à un ami de Conakry
Ma décision est prise. Mon sac est prêt. Je rentre au bled ! D’ici, j’entends ta réaction : « Il est fou lui ; revenir ici après avoir foulé Fötéta (Occident) ! ». Non, je ne suis pas fou mais je comprends ton choc. A la fin de cette lettre, tu comprendras mes motivations.
Cher ami, que les choses soient claires, mon intention n’est pas de gâcher ta soirée ou de te décourager de tenter ta chance pour le visa. Encore moins de faire des révélations sur des « secrets de vie » de nos compatriotes vivant ici. Je voudrais juste te livrer un témoignage à travers le regard neuf de quelqu’un qui avait longtemps rêvé de l’Europe, de Paris, de sa Tour, de ses banlieues, de l’accent de ses habitants.
Je « chökhö »
Tiens, en parlant d’accent, tu remarqueras sans doute que je Chökhö (imiter l’accent parisien) davantage. On m’accusait d’jà de le faire un peu au pays, alors après cinq mois passés à Paris et dans sa banlieue, autant t’avertir que les choses ont empiré. Tu l’as sans doute remarqué quand j’ai écrit « d’jà » au lieu de « déjà ».
Eh ben, tu m’entendras désormais marquer mes surprises et étonnements par un gros « Putain », souligner mes négations par un « Bah non ! », les affirmations par un « Bah oui ! ». Je m’exclamerai en te disant « Tu m’étonnes » au lieu de « Exactement ». Pour te redemander ce que tu viens de dire, je ne dirai plus « quoi ? », mais « comment ? », pour apprécier les délicieux plats de riz au mafé Haako (feuilles) que ta maman sait si bien faire je dirai « c’est très bon » au lieu de « c’est très doux ». Désormais, le « R » dans « Paris », mourra, étouffé dans ma gorge !
Tu sais mon pote, j’ai même découvert une autre dimension pour les notions de « s’il vous plait », « pardon » et « merci ». Pour un rien dans le métro, on te dégaine un « pardon » pendant qu’on se méfie de toi. Une phrase comme « Je prendrais un verre d’eau », commence quasi-systématiquement par un « s’il vous plait » et se termine par un « merci » ! Quelqu’un qui vient de te dépasser sans t’adresser le moindre « Bonjour » ô combien indispensable chez nous, est capable de se planter à te tenir une porte ouverte 15 secondes durant, en signe de politesse !
Des pratiques sociales françaises difficiles à décrypter pour le Guinéen que je suis, comme cette manie qu’ont les gens de se moucher bruyamment pendant que tu manges ou de renifler les aliments. Ta grand-mère te tuerait rien que pour ça !
J’ai compris donc que nos compatriotes qui retournent au bled avec cet accent français, et qu’on raille souvent, ne font pas exprès de l’afficher. Du moins, pour la plupart d’entre eux. Car pour te faire comprendre par les gens d’ici, il faut imiter leur façon de parler. Sinon, t’as droit à des regards livides, des écarquillements d’yeux horrifiés. Et c’est réciproque je pense.
Ne dit-on pas que le milieu fait l’homme ? Vantardises d’un Mbénguiste (celui qui vient de la France) me rétorqueras-tu. Soit.
Les potes et toi, je vous entends déjà dire « Le Parisien ou le Français est de retour» lorsque je me pointerai sous le manguier où nous nous gavons d’Attaya (thé) à longueur de journée. Quand je tournerai le dos, les plus gentils diront « Il n’a même pas grossi, on dirait qu’il n’était pas en Europe. En plus, il est fringué comme un blédard». Pour d’autres, plus tranchants, je serai un « maudit » d’être rentré. Je comprendrai tout le monde, sans en vouloir à personne. Car depuis la Guinée, il est très facile de juger. Juger sans savoir.
Juste un « petit 100 euros »
Il faut venir pour comprendre. Comprendre pourquoi ton cousin, ton frère, ta sœur, ton beau-frère de Fötéta, ne t’appelle pas si souvent, pourquoi il ne t’envoie pas un « petit 100 euros » ; même pas » un « iPhone », un Blackberry ou un laptop. Tu penses que ton cousin t’a oublié « comme il est dans le beurre maintenant ». Tu devrais pourtant savoir que malgré la galère de chez nous, c’est probablement toi qui es dans le beurre avec les « petits cent euros » que ta sœur te balance de temps en temps.
Ta soeur, elle, est souvent dans la merde ici, empêtrée dans les couches d’insupportables gosses dont elle n’ose même pas crier dessus, ou occupée à briquer chaque soir une pile d’assiettes de ta taille dans un resto où elle est forcée de toujours sourire aux clients, malgré l’angoisse des appels intempestifs des parents au pays. Ici, ton cousin sort à six heures du mat’ pour aller à la fac, pendant que tu pionces paisiblement à Conakry sous une moustiquaire. Il rentre tard le soir dans son studio parisien loué à 600 euros le mois pour prendre un bain vite fait et continuer au centre commercial où il assure la sécurité, si ce n’est pas pour livrer des pizzas par moins huit degrés la nuit.
Cher ami, quand tu viendras, tu comprendras la formule « métro, boulot, dodo ». Tu sauras mieux ce que signifie « le temps, c’est de l’argent ». Tu arrêteras de te plaindre qu’on ne t’appelle pas assez, car pendant que toi tu guettes la moindre sonnerie ou SMS qui tombe sur ton téléphone, ici ton frère n’a même pas le temps de décrocher le sien.
Puisque tu ignores même la notion de répondeur pour lui laisser un message quand tu le harcèles, la prochaine fois que tu réussiras à le joindre pour qu’il t’envoie 50 euros pour tes frais de scolarité (en réalité pour emmener ta nouvelle go en boite), c’est pour lui dire « j’ai essayé plusieurs fois de te joindre, je tombe toujours sur ton répondeur » !
Tu ignores qu’à chaque fois que le code 224 s’affiche sur son simple Nokia, c’est une source d’angoisse pour ton frère : un parent malade ? Un décès ? Non, c’est encore son Vieux (le père) qui n’arrête pas de lui dire « Mamadou, tu sais que ton copain qui est en Suisse là va envoyer ses parents à la Mecque cette année ? Tu sais qu’il a couvert sa maison de Yattaya, qu’il a acheté une nouvelle parcelle à Coyah, que… ». Ta gueule Vieux ! Mais il se retient et dit : « Oui papa, ne vous en faites pas, vous irez à la Mecque ».
Alors, mon cher ami difficile de grossir dans ces conditions. Même si on mange bien ici et pas très cher. Ok, je serai mal fringué puisque je ne porte pas un jean Levi’s de 150 euros, une chemise Pierre Cardin à 200 balles décrochée aux Galeries Lafayette. Pour le phone, je me contenterai d’un Samsung d’entrée de gamme négocié à Château Rouge ou Barbès.
Je rentre même si…
Je rentre donc au pays. Je sais pourtant que sur place, tu continues à jouer au PMU et au Loto en espérant décrocher, un jour, le jackpot faute d’un emploi, même indécent. Je n’ignore pas l’existence de l’insupportable épreuve de trouver un taxi pour aller déposer un CV En-Ville (Kaloum) le matin où pour rentrer à la maison le soir. J’ai appris que les Chinois nous ont offert 100 bus, mais je ne me fais aucune illusion quant à l’amélioration du transport urbain dans notre capitale au bord de l’AVC.
Enfin, je sais que la malédiction politique continue à hanter le pays, que Bambéo reste Bambéto, que les militaires guinéens restent égaux à eux-mêmes, que pour un téléphone portable tu peux passer de vie à trépas, que le chômage a encore un bel avenir chez nous …
En dépit de tout, je reviens. Une perspective envisagée par beaucoup de nos compatriotes de la diaspora. Ils sont justes angoissés par l’instabilité politique du pays, l’épreuve du retour, les regards et les langues des proches parents, les lamentations d’une épouse qui passe son temps à claquer les « petits 100 euros », péniblement réunis, dans des mariages pompeux et des basins Bamako fringants.
En attendant mon arrivée, je te souhaite bonne chance pour tes démarches pour le visa, si tu en as engagées cette année encore. Le mien expire dans moins d’un mois et je n’ai aucune envie pour l’instant de caraméliser mon identité dans du « Sukkar bruxellois » !
A très bientôt.
Amicalement.
Commentaires