Mes folles années d’étudiant : quand « Jet Lee » s’invite à la fac !
La Guinée, terre de superstitions, a elle aussi ses « monstres du Loch Ness ». Tout phénomène extraordinaire, inattendu et surprenant trouve une explication proportionnellement irrationnelle.
Ainsi, la conjonction de fléaux qui ravagent actuellement le pays (méningite, rougeole, charbon, choléra, sida, malaria et Ebola) n’a pas d’autre explication, aux yeux des superstitieux, qu’une punition divine infligée au peuple guinéen à cause de ses turpitudes. Ce sont les sept plaies … de la Guinée ! Patati et patata.
L’analphabétisme aidant, les gens sont plus enclins à croire aux phénomènes paranormaux qu’à la plus élémentaire des démonstrations scientifiques. Mais il n’y a pas que les analphabètes qui soient superstitieux. Et comment !
Année 2004. Le Bac 2 et le défunt concours d’accès aux institutions d’enseignement supérieur en poche, je suis orienté – l’expression est consacrée – au Centre universitaire de Labé (CUL). Le site est situé à Hafia, une bourgade à 400 km au centre-ouest de Conakry et à 20 km de la ville de Labé, sur la nationale Pita-Labé. Vous l’aurez remarqué, l’abréviation du nom du Centre, CUL, en disait long sur son côté obscur…
No man’s land
L’infrastructure ne paie de mine. Les cours sont dispensés dans deux bâtiments rustiques aux allures d’école primaire rurale construite près d’une colline au pied de laquelle s’étend une vaste plaine infestée de scorpions et de serpents à sonnette. S’écarter de la petite piste latéritique qui serpentait à travers la broussaille pour aller à l’école, équivalait à prendre de gros risques de morsure.
Pas de dortoir, ni de réfectoire. Les quelque 400 étudiants que nous étions étaient logés à leurs propres frais chez les habitants du coin (très hospitaliers) dans des bâtiments en chantier où l’on s’entassait à plusieurs pour éviter de partager une case ronde avec une colonie de guêpes ou une intégrale (surnom que l’on donnait aux serpents).
Pour la bouffe, on mangeait ce que la nature nous offrait : pommes de terre (très bon marché), laitue, avocat, papaye, banane, orange, târo, mangue (en veux-tu, en voilà), etc. Pour la viande, ceux qui n’avaient pas la possibilité de s’offrir un kilo de filet de bœuf pouvaient partir à la chasse et rentrer avec une belle perdrix ou un joli agouti (Ebola n’était pas là). Les Tarzan avaient toujours la possibilité d’attraper un gibier encore plus gros.
La brousse était pour nous un inestimable réservoir alimentaire. Mais aussi un formidable dépotoir d’ordures. Les toilettes, même turques, étant aussi rares que l’eau et l’électricité, chaque buisson était un W-C idéal ! Les abords des villages devaient être particulièrement riches en engrais naturel !!!
Le courant électrique était donc pour nous un luxe inaccessible. Pour voir une ampoule allumée, fallait attendre le soir quand on mettait en route pour quelques heures le groupe électrogène de l’école. Quant à l’eau, l’unique forage du village, perpétuellement pris d’assaut, était souvent le théâtre de bagarres entre étudiants eux-mêmes, puis entre étudiants et villageois. Pire qu’un puits en Somalie.
Jet Lee
Bref, c’est dans ce Koh-Lanta local, avec ces conditions de vie spartiates, qu’un mystérieux phénomène apparut et bouleversa l’ordre établi.
Ça a commencé par des murmures entre copains. Puis, peu à peu certains étudiants ont élevé la voix. Les témoins disaient avoir reçu sa visite. La nuit. Pour les uns, c’était un homme tout de blanc vêtu qui surgissait au beau milieu de la chambre et restait là immobile. Pour d’autres c’était une femme, une vieille femme édentée qui se penchait sur eux comme pour les embrasser. Pour d’autres encore, c’était un oiseau rapace aux griffes acérées et aux roucoulements glaçants.
La nouvelle fit le tour du village. Un diable pour certains, un sorcier pour d’autres, voulait du mal aux étudiants. Panique générale. On ne dormait plus, de peur de recevoir sa visite nocturne.
Rapidement, deux écoles naquirent pour interpréter le phénomène paranormal. Selon les adeptes de l’école du diable, on avait violé le domicile d’un esprit maléfique sur le chantier de construction des logements pour étudiants. Les partisans de la version du sorcier, eux, étaient formels : un sorcier de Hafia (Hafia = Paix en langue locale Pular) voulait punir les étudiants qui avaient dérangé la tranquillité de la localité et qui couraient les filles du village dont plusieurs étaient tombées enceintes.
Un étudiant (sans doute un cinéphile) lui trouva un sobriquet assez original : « Jet Lee ». A défaut de pouvoir l’identifier, l’esprit avait au moins un nom. Bible et Coran furent mis à contribution pour exorciser le mauvais sort, chasser Jet Lee. Sans succès. Au contraire, les témoignages de vision se multiplièrent, plus effrayants les uns que les autres. Mais uniquement parmi les étudiants.
Un matin, très tôt, le village fut réveillé par un retentissant concert de casseroles. Une partie des étudiants n’ayant pas fermé l’œil de la nuit ont décidé de donner l’alerte et d’affronter Jet Lee frontalement. Mobilisation à l’école. Le mot d’ordre est simple : on veut quitter Hafia. Deux étudiants, pâles comme des anémiés, se présentèrent comme les toutes dernières victimes de Jet. L’un d’eux affirmait avoir été griffé la nuit passée. Il portait de légères égratignures dont il était difficile de juger l’origine en toute objectivité. Mais il n’était pas permis de douter. Conclusion : nos vies sont sérieusement menacées.
Branle-bas de combat. Tension à couper au couteau. Les responsables du Centre sont mis sous forte pression. Les étudiants veulent être transférés à Labé-ville pour y continuer les cours tranquillement. C’était une vieille réclamation d’ailleurs. Pour montrer notre détermination, une marche pacifique est organisée. Armés de rameaux, entonnant des chants guerriers, nous couvrons à pied les 20 km qui séparent Hafia de Labé. Entrée triomphale en ville. L’action mobilise toutes les autorités qui nous reçoivent et nous écoutent. Une seule réclamation : nous voulons rentrer en ville.
Finalement le transfert est acté. Le lendemain, nous votons à l’unanimité le départ de Hafia après 12 mois passés dans la localité.
Personnellement, je n’ai jamais su l’existence de Jet Lee. Au fond, je ne l’ai jamais cru à cause de mon esprit cartésien qui s’accommode mal de certaines convenances. Je me suis solidarisé à cause des conditions de vie difficiles qui nous faisaient passer pour des Robinson.
Ce dont je suis certain c’est qu’en ville, nous aurons trouvé un « Jet Lee » plus redoutable se manifestant à travers la vie chère, la faim, la poussière et la précarité. Un Jet Lee avec qui nous vivrons quatre ans durant. Quant au monstre de Hafia, personne n’en entendit plus parler. Alors bizarre ou pas ?
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