Un septuagénaire de génie nommé Abdoulaye Bah

S’il fallait résumer son parcours en une phrase, ce serait celle-là : une vie digne d’être vécue. C’est aussi le titre d’une interview qu’il a accordée en mai 2013 au site Global Voices avec lequel il collabore depuis cinq ans, assidument. Et bénévolement. A 72 ans bien sonnés, Abdoulaye Bah, citoyen italien et retraité de l’ONU, est un web-activiste débordant d’énergie.
Sa galanterie l’a conduit à découvrir le web 2.0. « Un soir de décembre 2008, raconte Abdoulaye Bah, j’étais alors à la retraite. Pour ne pas me disputer avec ma femme sur le choix du programme télé, je me suis mis à chercher une activité bénévole sur Internet ». Il tombe sur Global Voices et en tombe amoureux. Il se déchaîne. Déjà près de mille publications traduites ou écrites en français. Dans la foulée, il crée un profil Facebook, un compte Twitter et surtout un blog : Konakry Express. C’est le déclic pour cet amoureux de grandes causes et de chapeaux de feutre.
Sur son blog, à l’origine « né pour diffuser des informations sur les graves atteintes aux droits humains en Guinée lors des émeutes du 28 septembre 2009 », Abdoulaye Bah revisite les pages sombres de l’histoire récente de ce pays, notamment le régime dictatorial du premier président Ahmed Sékou Touré. Avec pédagogie, il plante sa plume dans la plaie de ce douloureux épisode de l’histoire de la Guinée ensevelie sous le sang et les larmes dont on sent le funeste fumet au fil des billets de blog. Une façon d’exorciser le mal qu’il couve depuis de longues années, souvent loin de sa Guinée natale.
Abdoulaye Bah est, en effet, un globe-trotter. Né en juin 1941 à Gongoré-Pita (Moyenne-Guinée) il est citoyen italien où il est arrivé il y a un demi-siècle. Aujourd’hui, il partage sa vie entre Rome et Nice, de l’autre côté des Pyrénées.
Son CV est une sorte de mappemonde sur laquelle l’on voyage à travers les continents avec comme boussole l’Organisation des Nations unies. 1975-1977, Addis-Abeba, Ethiopie : Commission économique de l’ONU pour l’Afrique (Uneca). Abdoulaye est rédacteur en chef du magazine Etudes des populations. Puis, il passe à l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) qu’il connaît comme sa poche pour y avoir travaillé pendant 19 ans (1978-1997). On le retrouve ensuite dans diverses missions de maintien de la paix ou d’organisation d’élections de l’ONU : Cambodge, Rwanda, Haïti.
Ce fonctionnaire international, spécialiste en statistiques n’en est pas moins un talentueux journaliste. Il a prêté sa plume à de nombreuses revues italiennes imprimées ou en ligne : Amicizia, Solidarietà, Chiamafrica, Quaderni Radical, etc. Il a également été correspondant depuis Rome et Nice pour le groupe de presse guinéen, Le Lynx – La Lance.
Blogueur, fonctionnaire onusien, statisticien, journaliste, mais aussi humanitaire et traducteur. On l’a écrit, le massacre de 28 septembre 2009 pousse Abdoulaye Bah à créer Konakry Express. Mais il était déjà membre actif du Forum de l’association des victimes du régime de Sékou Touré. Membre également de plusieurs ONG de défense des droits de l’homme, il a participé à la création de Pafodeg (Participation et Formation pour le Développement en Guinée). Ce grand-père polyglotte (il a appris au moins sept langues !) a plus d’un tour dans son sac. Il a mené, dans les années 1960, de nombreux travaux de recherche et de traduction pour l’Ecole de statistique de Florence en Italie. Expérience qu’il met au service du réseau mondial de blogueurs, Global Voices, depuis décembre 2008.
Cet activisme débordant est né probablement de son engagement précoce en politique. Années 1960-70 : le monde est en ébullition. Les soleils des indépendances brillent de mille feux en Afrique, la guerre du Vietnam fait rage, lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, lutte contre la ségrégation raciale en Amérique. De toutes ces convulsions, le Parti radical italien est en première ligne. Abdoulaye Bah en devient membre. Il égraine les fruits des combats du parti dont il est fier de nos jours : initiative pour la création de la Cour pénale internationale, débat pour un moratoire sur la peine de mort, mobilisation contre les mutilations génitales féminines.
Pourtant, son destin aurait pu connaître une tournure moins lénifiante. En 1967 à la fin de ses études à Florence, le petit génie part chercher du travail à Paris. Objectif : trouver le prix du billet d’avion pour rentrer en Guinée. Son père l’apprend et saute dans un avion pour aller l’en dissuader. Le père sauve ainsi le fils des affres du régime révolutionnaire de Conakry. Il retourne finalement en Italie par la ruse pour vivre dans la clandestinité (sans-papiers). Il finit par trouver du boulot grâce à un prêtre. Deux ans plus tard, en 1969 il rencontre son âme sœur : une Italienne.
Abdoulaye Bah, le musulman de Pita, dont le grand-père est mort à la Mecque, se marie au Vatican sous le coup de trois exigences : respecter la religion de son épouse, ne pas s’opposer à l’éducation catholique des enfants, reconnaître l’insolubilité du mariage célébré à l’église. Piqué par la flèche de l’amour, M. Bah accepte les yeux fermés et convole en noces.
Résultat : trois fils avec la liberté pour chacun d’embrasser la religion de son choix. Cela ne pose de problème à personne, surtout pas au père qui avoue ne pratiquer aucune religion.
Les voies du Seigneur étant insondables, Abdoulaye Bah a interprété le rôle d’un cardinal zambien dans le film « Habemus Papam » du célèbre cinéaste italien Nanni Moretti. « Une pure coïncidence » commente l’intéressé.
Vu son parcours, on pourrait s’imaginer que le Vieux s’est assagi et a fini d’accomplir son œuvre. Il n’en est rien. Le 4 mai passé, il a été victime d’une agression raciste dans un restaurant italien à Nice. De quoi raviver sa fougue d’étudiant engagé des années 60. Il crie sa rage dans un billet de blog et engage une nouvelle bataille : la lutte contre la résurgence du racisme.
Un noble combat dans lequel l’infatigable Abdoulaye Bah pourrait faire de Christiane Taubira et de Cécile Kyenge des alliées de taille. N’est-ce pas Monsieur Claudy Siar ?
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